Nouvel arrêt, plus en altitude, presque sous le rempart, où s’enfonçait un chemin creux, du côté de la Source pétrifiante. Il faisait froid malgré le sweet sorti du coffre de la voiture. J’avais oublié qu’il faisait si frais dans l’est. La pâle lumière qui baignait à présent les alentours m’indiquait que ça devenait moins intéressant pour les photos. Une fois encore, rien. Ni de près, ni de loin. Je devais être le jouet d’une rumeur. La rumeur, ce bruit non vérifié et invérifiable, le contraire d’une information… Une expression que je tiens de ma mère et qu’elle répète souvent, le constate : ‘Le l’a-dit-l’a-fait court comme un coq à qui on a coupé la tête’…
Le cauchemar du journalisme, c’est partir à la recherche d’un feu qui n’a jamais eu lieu. On appelle ça la ‘craque’. “On ne publie pas une information tant qu’elle n’est pas vérifiée”, répétait un de mes anciens profs de journalisme…
Un demi-plein d’essence pour rien !
Je quittais Hell-Bourg pour redescendre sur Salazie, croisant en bordure de jardins ces arbustes garnis de grosses fleurs jaunes, spectaculaires, pendues en cloche, tournées vers le sol, comme des larmes volumineuses, avec un air de regardez-moi-comme-je-suis-triste, un côté m’as-tu-vu vain et orgueilleux que je n’aime pas. Ces arbustes ont pour nom Datura. Ces plantes-là, elles semblaient fichées, le long de la route, exprès, pour me narguer.
Passablement contrarié, je remontai vers Grand Îlet, scrutant le long de la route à droite, à gauche - Mare à Citron, Mare à Vieille Place-, accélérant, ralentissant, finissant, à force de tourner sur une route en bistroque par m’égarer tout au fond du cirque, dans un coin qui porte le nom de Mare à Martin en bordure de ravine.
Halte faite devant un paysage tout ce qu’il y a de plus romantique : escarpements farouches, forêts pleine d’ombres, torrent tombant par nappes sur des rochers géants soulevant de la poussière d’eau. Beaucoup d’espace, beaucoup d’air clair, une lumière limpide…
Seulement, je ne suis pas poète, je suis journaliste.
J’errais à pieds et montais sur un chantier, encombré de matériaux ; j’évaluais la dépense en temps et en argent, songeant à la situation précaire de pigiste. Toujours courir après l’info qui se dérobe.
Sur une sorte de plateau à mi-pente, on pouvait voir au loin. Rien au “diable bouilli”… Le jour ‘vieillissait’ vite.
Les traites à honorer pour la bagnole, le loyer, la fin du mois qu’on nomme ici “la queue la morue”… Autant vouloir reboucher le trou du volcan.
Je continuais à grimper, sans y prendre garde, ma chaussure heurta une petite pierre qui roula sur le bord du chemin et dégringola sur le côté. Je m’arrêtai un instant.
En haut, au bout d’une espèce de terrain défriché, trônait un amas de terre, des rocs, un rocher nu à moitié dans le vide. Mon regard vaguait dans le paysage, toute cette sauvagerie de la nature, qui coupe le souffle.
À La Réunion, tout fait violence : violence du paysage découpé à la scie ; violence des assauts de l’océan qui se heurtent aux brisants du basalte déchiqueté, qui le rongent et le sucent ; violence des bourrasques qui ploient les arbres, du souffle incessant des alizés ; violence des cyclones qui déferlent et emportent tout ; du volcan en son centre qui rumine son bouillonnement de feu comme une vieille histoire mal contenue. Violence d’une population en proie à une histoire tissée d’esclavage, de décolonisation difficile, de corruption politique, de délinquance, de pauvreté endémiques - tout ce qui fait que ce pays est unique.
“Anticiper les événements” répétait à ses journalistes la direction de France-Soir, c’était exactement ce qu’il fallait. Anticiper.
L’équilibre des pierres était précaire. Une simple poussée du pied permettait de faire la bascule. Après tout, les abus de la liberté sont moins graves que les abus de pouvoir. Le rocher devant moi se décrocha, bascula, tomba en en entraînant d’autres, par un effet de dominos, de sorte que l’éboulement fut plus important que je ne l’avais prévu.