Noël en janvier (2)

14 janvier 2014

’Noël en Janvier est un conte de Noël décalé, plein d’humour et d’amour, sur la relation entre un papa et son enfant porteur de handicap, face aux menues incompréhensions de la société, avec une réflexion sur l’argent. Et bien sûr une fin merveilleuse, comme tout bon conte de Noël’.

Prenons le cas du psychologue scolaire, le lacanien de service, que Jean-Jacques a rencontré à l’occasion de la deuxième réunion de l’équipe de suivi éducatif : le personnage ne lui parut pas le moins merveilleux. Le spécialiste des gamins était venu avec sa mallette pleine de conclusions préétablies : il n’était pas bien qu’un père puisse élever seul son enfant, il s’était mis à chevaucher à mi-voix un discours chaotique sur le « sexe », la « loi » et l’ « inceste », au point que Jean-Jacques y perçu les traits du sorcier. Comme le marchand de jouets de Dickens qui fabriquait des joujoux pour que les enfants se blessent, il était un sorcier grimé en psychologue. Jean-Jacques n’avait pas trouvé l’espace suffisant pour lui dire que, lui, il ne mettait pas le sexe au centre de son discours, mais la volonté, et que pour l’inceste, il fallait être deux. Il n’était pas d’ailleurs compliqué à deviner que la théorie des genres agaçait singulièrement Jean-Jacques, qu’il la tenait beaucoup plus comme une convention sociale destinée à assurer la pérennité de l’espèce et alimenter l’ardeur de consommation que d’une réalité spirituelle ou intellectuelle : finalement la seule qui ait de l’importance. « Une différence biologique, et alors ? Pas bien davantage qu’il n’y en a entre deux individus du même sexe ».

Pour Jean-Jacques, chaque problème dans lequel s’enferment les Occidentaux, a sa solution dans une autre civilisation. La pensée chinoise, japonaise, indienne, africaine, pointent du doigt de manière très claire les travers et les prisons de la pensée occidentale - ce que les Occidentaux, imbus d’eux-mêmes, refusent d’admettre. Pour le coup, ce sont les mœurs et la pensée amérindiennes qui, ici, ont raison. Jean-Jacques intrinsèquement ne se sent pas homme (à l’opposé de la femme), mais père. Modestement. C’est ce par quoi il s’identifie. « Les hommes sont des femmes comme les autres », lançait Woody Allen – Jean-Jacques ajouterait le plus sérieusement du monde : « Et vice-versa ». Mais ce qui lui semble le plus étouffant dans la pensée occidentale, en matière de psychanalyse, d’économie, de politique, c’est le ton qu’elle emploie.

Jeune papa, il avait été enchanté de trouver un miroir fidèle dans l’œuvre de Shakespeare avec Prospero, le personnage de La Tempête, qui montrait infiniment de tendresse pour sa fille. Mais pas seulement : il en avait également pour des êtres qui ne n’étaient pas forcément humains, comme les Esprits. Jean-Jacques sait que l’une ne va pas sans les autres : qu’en toute petite fille il y a des Esprits, des lutins, des farfadets qui jouent dans les ascenseurs, qui s’amusent à se poursuivre, et que ceux-ci se dissipent plus ou moins à l’approche de l’adolescence. Par exemple, peut-on faire des cœurs qui ressemblent à des oiseaux, si on n’est pas habité par les Esprits ?

Quand Anne-Sofia se balade, ne s’excuse-t-elle pas auprès des plantes qu’elle bouscule d’un sincère « padon ».
Car si Anne-Sofia a aujourd’hui 6 ans, elle s’exprime encore avec difficulté, elle déforme certains mots. Au départ « girafe », c’était « ahaf », « araignée » : « kayé », « escargot » : « cago », les « médicaments » : des « cacamen ». Les stratégies mises en place par les orthophonistes, et le travail de l’école, ont amélioré la diction et la construction de la phrase. Elle se lance dans des phrases simples, tout en gardant son babil, comme s’il était sa vraie terre intérieure. Et ça ne l’empêche aucunement de déborder de vie, d’être pétillante d’intelligence et d’humour. Elle imite notre verbiage continuel en faisant une sorte de blablabla, un « bibibi », pour regarder ensuite son père et se marrer. Il y a, n’est-ce pas ?, beaucoup de vent dans ce que nous disons ! Jean-Jacques sait que la mention concernant le « taux d’incapacité reconnu, compris entre 50 et 79 % », par la commission de la MDPH, la maison des personnes handicapées de La Réunion, signifie un pas grand-chose qui fait mesure de protection. Il en connaît de nombreux qui ont bac plus dix et qui sont handicapés du sentiment, du regard, de la relation, de l’empathie, qui sont parfois même d’obscurs crétins dès lors qu’ils sortent de leur strict champ d’étude (ce qui fait tout de même 95% de leur existence). Nombreux sont ceux qui parlent haut et fort, qui en imposent et pour qui le discours est un masque. À « masque », si on change le S par la N (haine), qu’est-ce qu’il reste ?…

En un renversement bizarre, Jean-Jacques soutient que la venue de cette enfant l’a fait naître au monde. En ce sens qu’il s’est découvert et reconnu handicapé : « handicapé mental », ce qui explique qu’il n’a jamais pu s’adapter à ses contemporains qu’il ne comprend absolument pas. Il se cantonne par habitude et par commodité à donner le change. À répondre par la stricte attente que créé la question d’autrui. Les concours administratifs lui ont appris la façon dont il fallait manier la culture : pas de sentiers perdus, pas d’imagination, ni d’illuminations. Il y a trouvé une façon d’être a minima, une manière de se protéger. Or, il n’y a rien de ça dans sa fille : elle incarne pour lui un niveau de vie supérieur par la naïveté, la franchise, l’honnêteté dont à chaque instant elle fait preuve. Des qualités qui sont attachées à ses pas. Anne-Sofia plaisante, jamais elle ne ment. Elle ne connaît pas l’hypocrisie, le mensonge ou la menée. Elle incarne la candeur avec une grande délicatesse. C’est un coquelicot dans une friche. Et un coquelicot, il suffit de le cueillir pour qu’il perde ses pétales.

(Suite au numéro de vendredi)

 Jean-Charles Angrand 


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