Noël en janvier (4)
21 janvier 2014
En réalité, Jean-Jacques séduit sa petite fille –terme qui ferait bondir un psychiatre, mais il n’y a rien de plus délicieux que de faire « hurler » les spécialistes. Il la séduit, sans qu’il y ait aucune connotation sexuelle dans le terme. Il la séduit elle, et non sa grande sœur avec laquelle il a tendance à être distant dans l’attitude et joueur dans les mots et le ton, parce que celle-ci a besoin de comprendre que l’essentiel doit passer à travers le langage – y compris l’invisible, ayant besoin d’explorer le continent de l’implicite.
L’orthophoniste métropolitaine qui suivait Anne-Sofia durant les vacances de juillet 2012 lâchait le mot : « traits autistiques ». La petite a des « refus brusques » qui gênent l’enseignante. « Dans son monde » est l’expression qui revient. Vue par le CRIA, le centre de référence pour l’autisme, les diagnostics de TED (troubles de l’apprentissage) et d’autisme avaient été écartés, si bien qu’au CMPP, face aux observations de Jean-Jacques sur les répétitions de l’enfant, et l’enfermement dans ses jeux, la directrice avait fait un geste de la main : « Le diagnostic de l’autisme a été balayé ». Il en avait été gêné, il n’avait pas prononcé le mot, mais le geste écartait un pan constitutif de la personnalité de sa fille. C’était comme si on balayait une grande partie de son enfant. Et comme il fallait trouver une raison qui pût correspondre au diagnostic du CRIA, l’éducation du père était mise en doute dans l’anamnèse. La directrice s’en tirait par un lieu commun qui veut qu’un père ne peut pas s’en sortir. La réponse de Jean-Jacques fut double, il se fendit d’un article de presse et d’un dossier. La directrice lui présenta des excuses par la suite, mais ne prit pas en charge les séances en psychomotricité, ni ne passa de convention avec la psychomotricienne vue en libéral dont les séances pesaient sur le budget à raison de 160 euros par mois.
« Combien de temps la directrice a-t-elle vu Anne-Sofia ? », s’était enquis l’orthophoniste gênée par la conclusion du compte rendu de consultation initiale. « Peu de temps… Un quart d’heure, vingt minutes à tout casser. » Elle hocha la tête. Anne-Sofia est capable d’être attentive et performante sur un laps de temps assez court, dans des conditions de travail nouvelles – ce qui n’est pas le cas ni à l’école, ni à la maison, ni même dans le cabinet de l’orthophoniste qui la suit depuis trois ans, malgré des progrès remarquables. Ce phénomène, les spécialistes qui ne prennent pas le temps de l’observation ne l’entendent pas. Leur système d’évaluation, immobile et court sur le temps, semble binaire, fondé sur un oui/non. Leurs outils de mesure n’appréhendent pas les nuances, et les colorations.
Ceux qui cernent le mieux Anne-Sofia, ce sont ceux qui la suivent, ceux qui l’entourent : orthophonistes, enseignantes, ASEM, la directrice d’école. Leur point de vue corrobore celui de Jean-Jacques.
Il y eut par la suite des appels téléphoniques entre le CMPP et les orthophonistes. Pointa le diagnostic, non arrêté, de « dysphasie sémantique pragmatique. » Les orthophonistes avaient cherché sur internet ce que les termes pouvaient recouvrir. « Certaines nomenclatures classent la dysphasie sémantique pragmatique parmi les autismes ». Jean-Jacques rétorque : « Peu importe les mots qu’on colle aux difficultés d’Anne-Sofia, c’est une affaire de professionnels. En revanche, ce qui m’importe c’est que soit pris en compte l’éventail de ses difficultés. »
Jean-Jacques est très étonné de ce que la société fasse de l’évidence, de la tautologie, un terrain de luttes. Ce qui est vrai pour ses enfants l’est pour quantité de choses : le réchauffement climatique, la réforme des finances, la justice, etc. À chaque fois qu’il pense à ce phénomène, lui revient un montage de dialogues de séries télé : « -Eh, Steve, Steve, c’est à toi tous ces boyaux qui traînent par terre ?... –Oh, mon Dieu, sa tête a explosé comme une pastèque ! ZAP ! -Oh, Mike, c’est si romantique ce ptit restau. -….Et, je reprendrai bien de la pastèque pour le dessert… » : dans lesquels, outre le zapping, ce que disent les personnages font redondance aux images : oui, on voit par terre les boyaux de Steve ; oui, les images montrent la tête qui a explosé, comme elles laissent voir le décor kitch et sirupeux de la gargote dans lequel le couple a pris place. L’horreur pour les garçons, la guimauve sentimentale pour les filles. Non seulement les mots ne disent rien de plus que l’image, mais encore les mots ne signifient plus rien du tout, ils remplissent un vide, ils sont l’ornement de l’image. Encore faut-il considérer ces images comme vagues, de pures apparences, des trucages. Socialement, plus c’est gros, moins le pouvoir décisionnel semble le voir. Il va de soi que la recherche tautologique, la recherche du « comment arriver à dire ce qui est » immobilise la réflexion. Et faute de surmonter ses problématiques, la société s’y cramponne, avec une certaine complaisance, comme si le monde qui nous environnait se définissait par ses écueils même. Il est curieux de constater comme la société civile s’en tient à une façon de penser Ancien Régime, à une philosophie à la Voltaire, qui fait qu’il est nécessaire de se battre pour faire admettre une vérité, ce qui la débarrasse de toute herméneutique. Tant qu’elle ne dépassera pas ce stade, la société aura toutes les peines du monde à penser l’avenir. Et, phénomène renvoyé à l’intime, il semblerait qu’il faille se contenter de tourner en rond comme un fauve dans sa cage. Nietzsche ne voyait pas les choses autrement quand il affirmait que la folie, rare chez les individus, est la règle dans les groupes, les nations et les époques. La folie de notre société a les traits de la neurasthénie, elle est dans la psychose de l’avenir ; les symptômes : une hyperactivité vaine, la répétition infinie, le déni de réalité, le mensonge, et elle tâche d’entraîner dans son naufrage chacun de ses membres.
(Suite au numéro de vendredi)
Jean-Charles Angrand