Noël en janvier (5)

24 janvier 2014

Jean-Jacques se plaît à faire des commentaires à voix basse à son enfant qu’il tient dans les bras sur ce qu’ils voient, ce qu’ils croisent. Il use de la redondance pour que la petite s’accapare le décor, prémisse à digression simples et fantaisistes qui réorganisent le réel en quelque chose de nouveau. Le fait observé devient pêche à la dérive. C’est une augmentation de la réalité. Il évite ainsi d’avoir à se baisser, et à hacher ses développements. L’arc-en-ciel là haut s’envole, on va s’y accrocher, variation Oz sur les couleurs ; la voiture est-elle bleue comme le ciel : si elle monte sur la route du soleil, elle fera comme la souris verte qui court dans l’herbe ; cette autre-là est blanche comme le mur sur lequel elle pourrait s’écraser : elle ferait tache blanche sur du blanc, autant dire que rien ne se serait passé. Les couleurs dessinent un espace de jeux à parcourir ; cette sensibilité-là, Leonard Sax a raison, est un truc de petites filles ; pour elle, sa préférence va au rose. A rose is a rose is a rose is a rose…

Un matin, entre les pantalons qu’il ne met plus et ceux qui sont au sale, Jean-Jacques en choisit un à la va-vite, mal taillé et de toile kaki. Couleur assez inhabituelle. Petit-déjeuner pris, direction l’école où les attendent les animatrices de la garderie scolaire. Au seuil même de la salle qui accueille les petits des sections, Anne-Sofia pointe du doigt le pantalon moche de papa et s’exclame : « Vert ! Vert ! » L’attention de tous est fixée sur le pantalon. Ce joli tour gêne autant qu’il amuse Jean-Jacques. Il se marre… Oui, elle l’a bien eu. Elle tire de sa fragilité une grande force.

L’oreille tendue, sans y penser, Jean-Jacques opère un tri, il discerne les sons qui sortent de l’habituel, mesure l’intensité de la voix, la couleur du timbre. Ne pouvant formuler ce qui ne va pas, la petite l’exprime sur un autre registre. C’est musical, ça procède du rythme. Cette attention maintenue lui a appris sa fille. En réalité, tout parle, en dehors des mots, dans lesquels nous nous maintenons enfermés. L’implicite en est une porte de sortie. Chez elle, l’humeur, l’appétit se traduisent en dehors du circuit du langage, ainsi se sont-ils construits de manière réciproque. D’autres repères comptent. Dès lors que la petite s’enferme dans des jeux trop subtils trop longtemps, c’est l’inquiétude qui monte. Toujours un œil sur elle. Il essaie alors de la faire revenir. La stratégie au long cours qu’il a mise en place a consisté à proposer ou à lui faire choisir de nouveaux jouets, parfois trois fois rien, des gadgets d’un distributeur au Leader Price pour 50 centimes. Attirer son attention, la faire sortir « de son monde », lui soumettre des énigmes rigolotes pour l’ouvrir : c’est par le biais de ce qui la passionne le plus, le jeu, que Jean-Jacques l’amène à échanger, à éprouver le plaisir du partage. Il monte alors les pièces du jouet, lui en explique le fonctionnement, quand elle ne le lui prend pas des mains. Ce moment de découverte est un moment de pure joie.

La stratégie pèse quand même sur un budget à source unique. Aussi une autre stratégie est venue se greffer : celle qui permet de tromper l’attente de la première.

Parmi les cadeaux qu’elle a reçus, sa préférence va à un petit lapin blanc en peluche qui n’est pas sans faire penser à celui d’Alice. Vidé de son rembourrage, il apparaît maigrichon. Pour être exact, c’est une lapine, elle a une barète non loin de son oreille en forme de carotte. L’orthophoniste s’est penchée sur Anne-Sofia, alors qu’elle jouait ; elle a désigné le doudou tout crevé, et s’est exclamée : « Oh, il est malade, ton petit lapin ! » Jean-Jacques brûlait l’envie de dire ce que sa fille devait penser : Non, elle n’est pas malade, elle va même très bien. C’est une petite lapine vive et gaie, mais elle est comme ça. Son jouet c’est une part d’elle-même, et Anne-Sofia n’est pas malade non plus, elle est simplement habitée par des petites lapines blanches qui courent dans les halliers et dévalent les terriers du merveilleux… Il n’est pas juste de dire que la lapine lui ressemble, il serait plus exact de dire qu’elles se ressemblent toutes deux.

Le fait de naviguer financièrement à vue, de mesurer ses possibilités de dépenses à l’aune du solde figurant sur le reçu du gabier, cantonnait la situation à la précarité. Les mesures prises par la banque en fins de mois, lettres comminatoires, demande de restitution de carte, ne le culpabilisaient pas plus que ça : la prise de risque étant destinée à son enfant. Il avait d’autre part l’assurance de recevoir de la CAF l’allocation d’éducation qu’il avait demandé auprès de la Maison du handicap. Le 15 juillet, il obtint de la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées l’accord pour le versement de cette allocation qu’il se mit à attendre d’un mois sur l’autre. Ça devait venir, ça ne venait pas. Si bien qu’au bout de cinq mois, le 1er décembre, il fit parvenir à la CAF un courrier, puis un deuxième en accusé réception demandant à être tenu informé au plus tôt du montant de l’allocation et du moment du versement, dans le but de pouvoir préparer au mieux un budget déjà mal en point. Pas de réponse.

Les séances en psychomotricité suivie en libéral n’étaient pas prises en charge par le Centre Médico-Psycho-Pédagogique dont dépendait sa fille, elles s’en trouvèrent donc impactées. Aucune convention ne les couvrant, elles se transformèrent en peau de chagrin. Le CMPP fut informé de ces difficultés ; la MDPH, quant à elle, la maison du handicap, réagit en accordant un complément d’allocation. À nouveau, l’accord était transmis à la CAF. On n’en sortait pas.

Juste avant la réunion de suivi de l’équipe éducative, il reçut un courriel de la directrice du CMPP, avec laquelle les relations n’avaient pas été évidentes, qui lui faisait savoir que le centre passait la main. Elle s’excusait du retard pris dans la réponse.

La CAF avait eu cinq mois pour traiter le dossier, alors que les courriers de la banque s’accumulaient, en raison d’émission de chèques non approvisionnés sur un budget voué à l’alimentaire et aux frais d’essence. « Je n’ai plus de fric, remarquait Jean-Jacques, ça tombe bien, j’ai besoin de faire un régime. » Face à cette situation de blocage, il hasarda un courrier d’indignation en passant par la rubrique des lecteurs du Quotidien. La réaction ne se fit pas attendre, le jour même, le 31 décembre, il reçut deux appels de la Caisse, de la gestionnaire de dossier et de la secrétaire du directeur. Il apprit que le traitement était bloqué du fait que le département d’origine n’avait pas délivré pas de certificat de non paiement. Le lendemain même, Jean-Jacques se fendit d’une lettre qu’il envoya pour en activer l’obtention.

La CAF de la Guyane l’informa, le 8 janvier que le dossier avait été transmis aux services de La Réunion, début janvier 2012, c’est-à-dire depuis 2 ans… Ce qui voulait dire qu’en l’espace de deux ans, les services de la CAF réunionnaise avaient en leur possession un dossier, et qu’ils n’en savaient rien. Jean-Jacques se représenta les bureaux de la CAF comme un Château à la Kafka, où l’on se bousculait, s’affairait, la main gauche ne sachant pas ce que faisait la main droite et jamais ne rencontrant le cerveau. Anne-Sofia devenait la figurante d’une pièce tragico-burlesque dont elle ignorait tout, le cube nouveau s’était fait comique, il fallait pourtant qu’il tournât de façon à trouver la juste combinaison.

(Suite au numéro de mardi)

Jean-Charles Angrand


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