Noël en janvier (6)
28 janvier 2014
Le plus drôle, ce sont les frais d’opposition bancaires qui se montent au niveau de la dépense effectuée. Aux 10 euros pour l’envoi d’une lettre type, s’ajoute la commission forfaitaire de 20 euros pour un dépassement d’un montant inférieur à 50… Qu’une dépense non prévue survienne, un remplacement de batterie, un changement de pneus à 494 euros, et le fragile équilibre financier bascule. À croire que Speedy avaient effectivement monté des pneus de « camionnette » sur la voiture de Jean-Jacques. Il suffit que la taxe foncière tombât en novembre, que les chèques ne soient pas encaissés à la date proposée. Il avait suffit qu’un juge aux affaires familiales imposât le paiement de la moitié du billet aller-retour pour l’exercice d’un droit de visite, alors que Jean-Jacques était venu retrouver sa première fille dans l’île avec la double volonté de la voir plus souvent et de supprimer les frais de déplacement, tandis qu’informée de sa venue, la partie adverse choisît de déménager. Malgré un dossier de pièces, le dommage n’avait pas été reconnu. Et pour corriger la myopie de la justice, ne restait que l’appel, et se fendre en frais d’avocat. Il était d’ailleurs impensable au vu des difficultés communicationnelles d’Anne-Sofia que Jean-Jacques ne fit pas venir sa première fille.
L’ironie débordait du procès verbal qui faisait suite au dépôt de plainte pour déménagement sans en avoir averti l’autre partie, où il était reconnu que Jean-Jacques avait été prévenu du départ de son ex-épouse le 1er avril, par téléphone. Passé sous silence le fait qu’il n’y eut par la suite aucune confirmation écrite, malgré des demandes, le brigadier chef, fonctionnaire, avait noté les faits avec une bonhomie invraisemblable. Jean-Jacques avait été informé en amont du départ de son enfant, certes, mais l’essentiel de la question n’était-il pas : à quel moment du calendrier rectoral ? Le texte de loi dit que l’autre partie doit être informée d’un changement d’adresse « dans les délais impartis ». Qu’est-ce à dire ? Qu’une fois le mouvement inter académique était clôturé, il n’était pas possible de changer de mutation. Ou alors de manière exceptionnelle et dans des conditions précaires, mais autant fallait-il avoir confirmation écrite de ce changement de domicile qui avait été oralement signifié le jour du Poisson d’avril. Sans confirmation écrite, ni de la part de la mère de sa fille, ni, notons-le, de la part des services du rectorat de La Réunion, académie dans laquelle était scolarisée sa première fille, il lui était impossible de changer la donne. Qu’un brigadier chef en fonction BSU, ou qu’un procureur, fonctionnaires tous deux, soumis à des obligations morales, à des mouvements de mutation, à des nominations, à des dates de clôtures, en fassent l’impasse, en oubliant l’intégralité de la loi, sonnait comme une moquerie. Il semblerait avec la justice française que le Poisson d’avril, ce soit toute l’année. Non, on ne peut pas prévenir l’autre conjoint la veille de son déménagement pour un autre département, quand on habite une île isolée, a fortiori quand l’autre parent désire réduire l’éloignement et s’alléger financièrement. Non. Le coup de l’œil de verre de l’administration, Jean-Jacques le nomme ironie par le manquement. C’est une ironie froide, à la Kafka, qui se moque ostensiblement de vous en ne traitant pas votre dossier, ou mieux : à peine. La justice, la CAF… Certains parlent d’un effondrement intellectuel. Le monde parle argent, au lieu de parler raison.
Le beau-père de son enfant, fonctionnaire, n’ignorait absolument pas les dates du mouvement inter académique, qui est national, d’autant plus qu’au préalable, il les avait tenu informés de sa nomination dans l’île.
Alors, serait-ce au particulier, en procédure d’appel, de rappeler aux juges, aux procureurs, aux brigadiers chefs, l’intégralité du texte de loi qu’ils semblent ignorer ? Va-t-on finir par lui dire que le Code civil et le Code pénal sont à la façon du Code des Pirates de la Confrérie des Morgan et Bartholomé davantage un code de conduite qu’un véritable règlement ? Le monde n’est pas seulement à l’envers où ceux qui en sont les dépositaires ignorent la loi, puisqu’il est empêché, puisqu’il faut toujours rappeler les faits et la loi, et la loi et le fait, y compris à ceux qui en sont les gardiens, c’est encore le dire de la vérité qui constitue l’épopée moderne, une geste inter-minable. Il faudrait se cantonner, donc, à la crétine vérité. C’est dans cela que se niche le sens de l’expression « La France des photocopies » qui fait le refrain de la chanson :
« La Chine excelle dans le textile
La Thaïlande, dans les grains de riz
Le Japon fait des automobiles
Et les US, du RNB
La Suisse attire les comptes en banque
Les Anglais ont un humour exquis
Le Nicaragua produit la cocaïne,
Et la revend au meilleur prix,
La France, La France, des photocopies… »
Et Camille chante, elle-même copiant et pastichant les accents et les intonations d’une Piaf. La véritable condamnation qu’inflige la justice française consiste à faire redire continuellement la même chose dans les Enfers de ses couloirs, c’est la pierre prométhéenne qu’elle brandit : sitôt la vérité remontée, les juges la font à nouveau basculer... Vides de toute éternité les tribunaux ne renvoient que l’écho affaibli de ce qu’est notre monde. Et la répétition nous rend sénile. La société est sénile. La télé, les chaînes pléthoriques, internet multiplient la réalité, font de la redondance, les médias se copient, ils bafouillent, crachent leur sénilité. Sénile : sait, ne sait pas, sur l’île.
Les attentes financières de Jean-Jacques s’en trouvaient sur plusieurs plans trompées. En justice, la vérité coûte infiniment plus cher que le mensonge. Jean-Jacques se disait que si c’était pour que ça tombe dans l’oreille d’un sourd, valait mieux que ça allât ailleurs. Demeurait la tentation d’honneur de la cassation, non pour régler une affaire ou pour imposer une vérité d’évidence, faut être lucide, mais pour faire un bâton de plus dans la roue des statistiques, façon de se moquer d’un système anesthésié qui en a vu bien d’autres.
Certains pensent encore que mettre une tête de cochon sur le pas d’une mosquée permet de faire sortir le loup de la bergerie. La justice est une manière de gouvernement dont le principal argument est l’argent : nombreux sont ceux qui ne vont pas devant les tribunaux dans ce pays parce que la vérité coûte trop cher si bien que les gens sont habitués aux mensonges, et que n’importe quel bobard de politique ne fait pas davantage réagir qu’un simple haussement d’épaules.
Désabusé, sans être découragé (c’est le message de don Quichotte qui se prête toujours au combat quitte à tomber), Jean-Jacques observait que s’il était tenu de régler le billet aller-retour de sa première fille dans les temps imposés par une grosse de jugement (sans quoi il aurait été privé d’elle), la partie adverse pouvait toujours rembourser avec 16 jours de retard, ça ne mangeait pas de pain, ça ne faisait que trouer ses comptes.
(Suite au numéro de vendredi)
Jean-Charles Angrand