A partir des illustrations énantiodromiques du Roman de Mélusine

20 janvier 2018, par Frédéric Paulus

L’histoire de Mélusine [1] débute par sa rencontre auprès de la fontaine « Soif jolie » avec Raymondin errant en pleine forêt, effondré. Chassant avec un cousin de son père qui vient en quelque sorte de l’adopter, et qu’il vénère, Raymondin, inexpérimenté, a lancé un pieu pour atteindre un sanglier mais rate sa proie. Le seigneur atteint en place du gibier est mortellement blessé. La belle Mélusine, informée dans les moindres détails de l’événement, le réconforte et lui dicte la marche à suivre pour devenir fortuné. Elle lui présente une promesse de mariage en échange d’un serment, ne pas chercher à connaître son emploi du temps les samedis. Elle devient ainsi l’épouse du seigneur Raymondin de Lusignan, héritier de son père adoptif. Le couple partage pendant des années une vie heureuse sans souci du lendemain. Mère de dix enfants, Mélusine est aussi une grande bâtisseuse dont le souvenir reste toujours présent dans la région poitevine. Or, le samedi, la femme redevient un être féerique et se métamorphose en serpente. Surprenante, la lecture de ce conte pour accompagner ma dernière fille dans ses devoirs de vacances ! Alors que j’étais préalablement plongé dans les travaux expérimentaux de l’embryologiste Nicole le Douarin et ses chimères, clones et autres monstres de laboratoires [2]. Que Mélusine soit chimère, mi/femme, mi/serpent, cela aurait dû rester secret… Sur leurs dix enfants, seuls les deux derniers, Raymonnet et Thierry, ne présentent aucune anomalie visible, dotés apparemment d’un génome non pathologique. Pour les autres, l’aîné Urien porte un œil rouge et l’autre vert, de grandes oreilles ; Eudes, un visage rouge comme l’éclat du feu, Guiot un œil plus haut que l’autre, Antoine une patte de lion sur une joue. Renaud possède un œil très vif, Geoffroy dit « Grande Dent » est brutal et guerrier, barbare et sanguinaire, doté d’une force colossale qui lui permet notamment de terrasser deux géants. Fromont est affublé d’une peau de loup sur le nez. Horrible, doté de trois yeux, tuera dès sa sixième année deux écuyers. Son père, anticipant d’autres atrocités, recommandera à ses frères de le supprimer, ce qui sera fait en l’asphyxiant dans un cachot.

Raymondin et particulièrement Geoffroy Grande Dent se distinguent en n’assumant pas leurs contraires énantiodromiques. Ce dernier par exemple, rentrant de ses conquêtes guerrières, lorsqu’il apprend que son frère (préféré) Fromont s’est engagé dans les ordres monacaux qu’il réprouve, est pris d’une folie destructrice et fanatique. Il incendie le monastère où deux cents moines - dont son frère - sont censés vivre en toute piété. N’illustre-t-il pas là le fanatisme antireligieux ? Le conte précisera, après ce terrible méfait, que ces moines vivaient « en toute débauche », ce qui semble réduire quelque peu pour Grande Dent sa culpabilité bien réelle. Il cherchera désespérément des alternatives pour se racheter, manifestant ainsi une personnalité opposée à la brute sanguinaire. Faisant fi des meurtres occasionnés lors de ses batailles de conquêtes de territoires, comtés, duchés, royaumes qu’il distribue à ses frères, il envisage malgré tout de demander pardon au Saint-Siège de Rome, oui ! auprès du Pape. Le conte ne dit pas s’il reçut l’absolution.

Par association le comportement guerrier insatiable de conquêtes de territoires de Geoffroy peut faire penser aux deux ouvrages de Yuval Noah Harari qui décrivent le changement de comportement de Sapiens [3] lorsque celui-ci s’est sédentarisé avec l’avènement de l’agriculture. Il différencie les possédants de terre (dans le Roman de Mélusine, des comtes, des Ducs et des Rois) et ceux qui durent vendre leur force de travail pour vivre ou survivre. La solidarité qui avait court pendant la longue période de chasse, de pêche et de cueillette dans un environnement hostile fut concurrencée par la recherche de domination et de compétition pour s’approprier des terres, ce qui n’aura pas fait disparaître les dispositions génétiques et comportementales sous-tendant les comportements solidaires. De nos jours on retrouve les opposés énantiodromiques dont une composante, la compétition, est valorisée, voire exacerbée, au détriment de son opposé la solidarité, sans parler de la fraternité. Si, celle-ci est inscrite sur le fronton des Mairies !

Ce conte illustre effectivement des oppositions énantiodromiques focalisées sur une même personne. Contrairement aux contes des frères Grimm, par exemple, plus populaires, et qui ont fait le bonheur d’une célèbre société américaine de dessins animés, ils incarnent les opposés sur des personnages différents, très souvent une fée et une sorcière. La face cachée, telle Janus, se retrouve dans le Roman de Mélusine non dissociée, ce qui sous-entend qu’une personnalité intégrée devrait être consciente de ses pôles opposés. Non pas pour les agir ou en être possédée, mais seulement pour en prendre conscience et ainsi ne pas les subir. On comprend peut-être pourquoi ce conte fut recommandé par le ministère de l’Éducation nationale. Il n’aura pas suscité, à notre connaissance, d’oppositions apparentes. La contestation institutionnelle qui surgit très souvent lorsqu’une réforme est avancée restera pour cette fois muette. Ce conte crée pourtant un certain désordre imaginaire, salutaire selon nous, dans des schémas de pensées manichéens : le bien (==) le mal, le gentil (==) le méchant, l’égoïste (==) l’altruiste, le pieux (==) le débauché, le sanguinaire (==) le généreux attentif aux autres, etc. Il met l’accent de toute évidence sur la violence potentielle qui sommeille en chaque humain, dissimulée sous des apparences normalisées, des alibis langagiers et autres subterfuges.

Cette lecture ne devrait-elle pas donner aux jeunes collégiens la possibilité : - de s’introspecter pour tenter d’identifier si ces deux faces opposées, énantiodromiques, pouvant être complémentaires, ne sommeilleraient pas en eux ? - d’en débattre ensuite ? L’acte éducatif serait qu’après cette prise de conscience le collégien puisse discerner quel pôle est activé chez l’autre et en lui-même simultanément, lorsque des émotions fortes perturbent les relations sociales alors que celles-ci sont sous le contrôle de la bienséance.

Frédéric Paulus, CEVOI


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