’Ainsi nos œuvres d’art ont droit de cité là où nous sommes, dans l’ensemble, interdits de séjour’

28 juin 2006

Talents et compétences président donc au tri des candidats africains à l’immigration en France selon la loi Sarkozy dite de “l’immigration choisie” qui a été votée en mai 2006 par l’Assemblée nationale française. Le Ministre français de l’Intérieur s’est offert le luxe de venir nous le signifier, en Afrique, en invitant nos gouvernants à jouer le rôle de geôliers de la "racaille" dont la France ne veut plus sur son sol. (...) L’Europe forteresse, dont la France est l’une des chevilles ouvrières, déploie, en ce moment, une véritable armada contre ces quêteurs de passerelles en vue de les éloigner le plus loin possible de ses frontières. Les œuvres d’art, qui sont aujourd’hui à l’honneur au Musée du Quai Branly, appartiennent d’abord et avant tout aux peuples déshérités du Mali, du Bénin, de la Guinée, du Niger, du Burkina-Faso, du Cameroun, du Congo. Elles constituent une part substantielle du patrimoine culturel et artistique de ces “sans visa” dont certains sont morts par balles à Ceuta et Melilla et des “sans papiers” qui sont quotidiennement traqués au cœur de l’Europe et, quand ils sont arrêtés, rendus, menottes aux poings à leurs pays d’origine. Dans ma “Lettre au Président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général”, je retiens le Musée du Quai Branly comme l’une des expressions parfaites de ces contradictions, incohérences et paradoxes de la France dans ses rapports à l’Afrique. À l’heure où celui-ci ouvre ses portes au public, je continue à me demander jusqu’où iront les puissants de ce monde dans l’arrogance et le viol de notre imaginaire. Nous sommes invités, aujourd’hui, à célébrer avec l’ancienne puissance coloniale une œuvre architecturale, incontestablement belle, ainsi que notre propre déchéance et la complaisance de ceux qui, acteurs politiques et institutionnels africains, estiment que nos biens culturels sont mieux dans les beaux édifices du Nord que sous nos propres cieux. (...) Les trois cent mille pièces que le Musée du Quai Branly abrite constituent un véritable trésor de guerre en raison du mode d’acquisition de certaines d’entre elles et le trafic d’influence auquel celui-ci donne parfois lieu entre la France et les pays dont elles sont originaires. (...)
Le Musée du Quai Branly est bâti, de mon point de vue, sur un profond et douloureux paradoxe à partir du moment où la quasi-totalité des Africains, des Amérindiens, des Aborigènes d’Australie, dont le talent et la créativité sont célébrés, n’en franchiront jamais le seuil compte tenu de la loi sur l’immigration choisie. Il est vrai que des dispositions sont prises pour que nous puissions consulter les archives via l’Internet. (...) Bienvenue donc au Musée de l’interpellation qui contribuera - je l’espère - à édifier les opinions publiques française, africaine et mondiale sur l’une des manières dont l’Europe continue de se servir et d’asservir d’autres peuples du monde tout en prétendant le contraire. (...)
Notre pays, le Mali et l’Afrique tout entière continuent de subir bien des bouleversements. Aux Dieux des Chrétiens et des Musulmans (...) s’est ajouté le Dieu argent. (...) Il est le moteur du marché dit “libre” et “concurrentiel” qui est supposé être le paradis sur Terre alors qu’il n’est que gouffre pour l’Afrique. (...) N’entendez-vous pas, de plus en plus, les lamentations de ceux et celles qui empruntent la voie terrestre, se perdre dans le Sahara ou se noyer dans les eaux de la Méditerranée ? N’entendez-vous point les cris de ces centaines de naufragés dont des femmes enceintes et des enfants en bas âge ? Si oui, ne restez pas muettes, ne vous sentez pas impuissantes. Soyez la voix de vos peuples et témoignez pour eux. Rappelez (vous que) l’annulation totale et immédiate de la dette extérieure de l’Afrique est primordiale. Dites-leur surtout que libéré de ce fardeau, du dogme du tout marché qui justifie la tutelle du FMI et de la Banque mondiale, le continent noir redressera la tête et l’échine.

Aminata Traoré,
Essayiste et ancienne Ministre de la Culture et du Tourisme du Mali


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