Contre le danger des prédictions

7 mai 2003

En l’an 2003, alors que de vieux métiers ont disparu - laissant parfois des regrets -, il en est un qui perdure envers et contre tout, c’est celui de "devineur", de "tireur" ou de "tireuse" de cartes, relayé depuis peu par le "gourou", venu d’ailleurs. Tous ces voyants d’un autre âge, qui prétendent lire le passé et surtout prédire l’avenir, tirent profit de la crédulité de nombreuses personnes.
Parmi les victimes, combien se sont laissées avoir pour tenter de sortir d’une situation difficile, de problèmes familiaux, de peines de cœur, de soucis d’argent ou de santé ? Le malheur, c’est qu’une fois prises dans l’engrenage, elles risquent d’être perdues irrémédiablement et de gâcher leur vie, et même celle de leur famille. C’est pourquoi il faudrait, dès l’enfance, ouvrir l’esprit de chacun afin de le prévenir du danger qui le menace. Pour tenter d’apporter un peu de lumière sur cette terrible question des prédictions et faire à ma façon œuvre de salut public, je voulais rapporter ici un passage significatif d’un texte du philosophe Alain, qui nous livre sur ce sujet le fruit de sa réflexion, dans un langage à la fois simple et précis, accessible à tous. Mais par amitié pour le lecteur et vu l’urgence du problème, je préfère lui donner le Propos dans son entier, faisant ainsi confiance à son intelligence.

« Je n’irai pas montrer au mage le dedans de ma main »

Je connais quelqu’un qui a montré les lignes de sa main à un mage [1], afin de connaître sa destinée ; il l’a fait par jeu, à ce qu’il m’a dit, et sans y croire. Je l’en aurais pourtant détourné, s’il m’avait demandé conseil, car c’est là un jeu dangereux. Il est bien aisé de ne pas croire, alors que rien n’est dit. À ce moment-là, il n’y a rien à croire, et aucun homme peut-être ne croit. L’incrédulité est facile pour commencer, mais devient aussitôt difficile, et les mages le savent bien. "Si vous ne croyez pas, disent-ils, que craignez vous ?" Ainsi est fait leur piège. Pour moi, je crains de croire, car sais-je ce qu’il me dira ?
Je suppose que le mage croyait en lui-même ; car si le mage veut seulement rire, il annoncera des événements ordinaires et prévisibles en formules ambigües : "Vous aurez des ennuis et quelques petits échecs, mais vous réussirez à la fin ; vous avez des ennemis, mais ils vous rendront justice quelque jour, et en attendant, la constance de vos amis vous consolera. Vous allez bientôt recevoir une lettre, se rapportant à des soucis que vous avez présentement…etc…" On peut continuer longtemps ainsi, et cela ne fait de mal à personne.
Mais si le mage est, à ses propres yeux, un vrai mage, alors il est bien capable de vous annoncer de terribles malheurs ; et vous, l’esprit fort, vous rirez. Il n’en est pas moins vrai que ses paroles resteront dans votre mémoire, qu’elles reviendront à l’improviste dans vos rêveries et dans vos rêves, en vous troublant tout juste un peu, jusqu’au jour où les événements auront l’air de vouloir s’y ajuster.
J’ai connu une fille à qui un mage dit un jour, après avoir analysé les lignes de sa main : "Vous vous marierez ; vous aurez un enfant ; vous le perdrez". Une telle prédiction est un léger bagage à porter pendant qu’on parcourt les premières étapes. Mais le temps a passé ; la jeune fille s’est mariée ; elle a eu récemment un enfant ; la prédiction est déjà plus lourde à porter. Si le petit vient à être malade, les paroles funestes sonneront comme des cloches aux oreilles de la mère. Peut-être s’est-elle moquée autrefois du mage. Le mage sera bien vengé.
Il arrive toutes sortes d’événements dans ce monde ; de là des rencontres qui ébranleront le plus ferme jugement. Vous riez d’une prédiction sinistre et invraisemblable ; vous rirez moins si cette prédiction s’accomplit en partie ; le plus courageux des hommes attendra alors la suite ; et nos craintes, comme on sait, ne nous font pas moins souffrir que les catastrophes elles-mêmes. Il peut arriver aussi que deux prophètes, sans se connaître, vous annoncent la même chose. Si cet accord ne vous trouble pas plus que votre intelligence ne le permettra, je vous admire.
Pour mon compte, j’aime bien mieux ne pas penser à l’avenir, et ne prévoir que devant mes pieds. Non seulement je n’irai pas montrer au mage le dedans de ma main, mais, bien plus, je n’essaierai pas de lire l’avenir dans la nature des choses ; car je ne crois pas que notre regard porte bien loin, si savants que nous puissions être. J’ai remarqué que tout ce qui arrive d’important à n’importe qui était imprévu et imprévisible. Lorsqu’on s’est guéri de la curiosité, il reste sans doute à se guérir aussi de la prudence.

Alain,
"Propos", 14 avril 1908.


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