Et si on arrêtait de faire semblant ?

30 septembre 2019

Parlons du changement climatique. La lutte pour réduire les émissions de carbone et empêcher la planète de fondre, c’est du Kafka. L’objectif est clair depuis trente ans et malgré les efforts soutenus, nous n’avons pas progressé. Aujourd’hui, les preuves sont irréfutables. Si vous avez moins de 60 ans, vous avez de bonnes chances d’assister à la déstabilisation radicale de la vie sur terre : récoltes catastrophiques, incendies apocalyptiques, économies implosives, inondations démentielles, centaines de millions de réfugiés fuyant des régions rendues inhabitables, chaleur extrême ou permanente, sécheresse, famines. Si vous avez moins de 30 ans, vous en serez témoin à coup sûr.

Si vous vous souciez de la planète, des gens et des animaux qui y vivent, il y a trois façons de penser : soit vous continuez à espérer que la catastrophe peut être évitée et vous sentir de plus en plus frustré ou enragé par l’inaction du monde, soit vous acceptez le désastre imminent et commencez à penser ce que signifie espérer, soit vous entrez dans le déni.

Psychologiquement, le déni a du sens. Je vis dans le présent et non dans le futur. Donnant le choix entre une abstraction alarmante (ma mort) et la preuve rassurante de mes sens (mon petit déjeuner), mon esprit préfère se concentrer sur ce dernier. La planète est intacte, normale - saisons changeantes, nouvelle année électorale, nouvelles séries sur Netflix - et son effondrement imminent est encore plus difficile à comprendre que la mort. D’autres types d’apocalypse, qu’elles soient religieuses, thermonucléaires ou par astéroïdes, ont au moins la netteté de leur soudaineté : un instant, le monde est là, l’instant suivant, il est parti. L’apocalypse climatique, en revanche, est désordonnée. Cela prendra la forme de crises de plus en plus graves et chaotiques jusqu’à ce que la civilisation s’effondre. Les choses vont aller très mal, mais peut-être pas trop tôt, et peut-être pas pour tout le monde. Une partie du déni est volontaire. Beaucoup de groupes qui soutiennent ce déni veulent « stopper » le changement climatique ou suggèrent qu’il est temps de le prévenir. À la différence de la droite politique, la gauche se targue d’écouter les scientifiques du climat, qui admettent en effet que cette catastrophe est théoriquement évitable. Mais on ne semble pas écouter attentivement. Le mot clé est théoriquement.

Notre atmosphère et nos océans ne peuvent absorber une telle quantité d’énergie avant que le changement climatique, intensifié par diverses boucles de rétroaction positive, comme le méthane ou l’albedo, ne devienne comme fou. Les scientifiques et les décideurs disent que nous franchirons ce point de non-retour si la température moyenne augmente de plus de 2 °C. Le GIEC nous indique que, pour limiter la hausse en-deçà, il ne suffit pas d’inverser la tendance des 3 dernières décennies. Nous devons approcher 0 émission nette au cours des 3 prochaines.

C’est un défi de taille. Cela suppose que vous faites confiance au GIEC. Une nouvelle étude, décrite le mois dernier dans Scientific American , montre que les climatologues, loin d’exagérer la menace du changement climatique, ont sous-estimé son rythme et sa gravité. La modélisation est complexe. Ils utilisent une multitude de variables et les analysent à l’aide de superordinateurs pour générer dix mille simulations, afin de faire une « meilleure » prédiction de l’augmentation de la température. Lorsqu’un scientifique prédit + 2 °C, il se contente de nommer un intervalle de confiance : la hausse sera d’au moins 2 °C. La hausse pourrait en fait être beaucoup plus élevée.

Faisons notre propre modélisation. Soient différents scénarios dans mon esprit, j’applique les contraintes de la psychologie humaine et de la réalité politique, je prends note de l’augmentation constante de la consommation mondiale d’énergie et j’envisage les scénarios dans lesquels une action collective permet d’éviter une catastrophe. Les scénarios, que je tire des prescriptions des décideurs et des activistes, partagent certaines conditions :
• Chacun des principaux pays polluants adopte des mesures de conservation draconiennes, ferme la majeure partie de ses infrastructures d’énergie et de transport et réorganise complètement son économie. Selon un récent article de Nature, les émissions de carbone provenant des infrastructures mondiales existantes, si elles sont exploitées pendant toute leur durée de vie normale, dépasseront notre « quota » d’émissions, i.e. des gigatonnes supplémentaires de carbone pouvant être libérées sans franchir le seuil de la catastrophe. Pour rester dans ces limites, l’intervention doit avoir lieu non seulement dans tous les pays, mais également pendant toute la durée du projet dans chaque pays.
• Les mesures prises par ces pays doivent être les bonnes. Le gouvernement doit dépenser de grosses sommes d’argent sans le gaspiller. Il est utile de rappeler ici la plaisanterie absurde du mandat de l’Union européenne sur les biocarburants, qui a permis d’accélérer la déforestation de l’Indonésie pour les plantations d’huile de palme, ou la subvention américaine pour l’éthanol-carburant, qui n’a été bénéfique que pour les producteurs de maïs.
• Enfin, un nombre considérable d’êtres humains doivent accepter des impôts élevés et une réduction drastique de leur style de vie sans se révolter : accepter la réalité du changement climatique et avoir foi dans les mesures prises pour la combattre. Ils doivent mettre de côté le nationalisme et les ressentiments de classe et raciaux. Ils doivent faire des sacrifices pour les nations lointaines menacées et les générations futures. Ils doivent être terrifiés en permanence par des étés plus chauds et des catastrophes naturelles plus fréquentes, au lieu de s’y habituer. Chaque jour, au lieu de penser au petit-déjeuner, ils doivent penser à la mort.

Appelez-moi pessimiste, collapsologue ou humaniste, mais je ne vois pas la nature humaine changer ainsi. Je ne vois pas la cible en-deçà de 2 °C être atteinte. Certains activistes du climat soutiennent que si nous admettons que le problème ne peut être résolu, cela découragera les gens. Et pourtant… Même si nous ne pouvons plus espérer être épargnés par le réchauffement à 2 °C, il existe toujours de solides arguments pratiques et éthiques pour réduire les émissions de carbone. À long terme, le fait que nous dépassions 2 °C ne fait aucune différence. Une fois que le point de non-retour est passé, le monde se transformera de lui-même. À court terme, cependant, les demi-mesures valent mieux que pas de mesures du tout. Réduire de moitié nos émissions atténuerait les effets immédiats du réchauffement et retarderait le point de non-retour.

En fait, cela vaudrait la peine d’être poursuivi même si cela n’a aucun effet. Ne pas conserver une ressource finie lorsque des mesures de conservation sont disponibles, ne pas ajouter inutilement du carbone à l’atmosphère quand on sait ce que le carbone fait, tout cela a du sens. Bien que les actions d’un individu n’aient aucun effet, cela ne signifie pas qu’elles n’ont pas de sens. Chacun de nous a un choix éthique à faire. Au cours de la Réforme protestante, lorsque « la fin des temps » était simplement une idée et non la chose horriblement concrète d’aujourd’hui, la question doctrinale essentielle était de savoir si vous deviez faire de bonnes œuvres parce que cela vous mènera au Ciel ou si vous deviez les exécuter simplement parce qu’elles sont bonnes, parce que, même si le Ciel est un point d’interrogation, vous savez que le monde sera meilleur si tout le monde les exécute. On est proche de Kant : « agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une Loi universelle ». Je peux respecter la planète et me soucier des gens avec qui je la partage, sans croire à mon salut.

Plus même, un faux espoir de salut peut être nuisible, comme une sorte de complaisance : en votant pour les candidats verts, en allant à bicyclette au travail, en évitant les voyages en avion, vous pourriez avoir le sentiment que vous avez fait tout ce que vous pouviez. Or si vous acceptez le fait que la planète va surchauffer au point de menacer la civilisation, vous savez que vous devrez faire bien plus.

Nos ressources sont finies. Même si nous investissons beaucoup à long terme, réduisant les émissions de carbone dans l’espoir de nous sauver, il n’est pas sage de tout investir. Chaque milliard dépensé dans des TGV représente un milliard non mis en réserve pour la préparation aux catastrophes, la réparation des pays inondés ou les futurs secours humanitaires. Chaque mégaprojet d’énergie renouvelable qui détruit un écosystème vivant - le développement énergétique « vert » qui se déroule actuellement dans les parcs nationaux du Kenya, les projets hydroélectriques géants au Brésil, la construction de centrales solaires dans des espaces ouverts plutôt que dans des zones peuplées - érode la résilience d’un monde naturel en lutte pour sa survie. L’épuisement des sols et de l’eau, la surutilisation de pesticides, la dévastation des pêches dans le monde, une volonté collective est nécessaire pour résoudre ces problèmes car, contrairement au problème du carbone, ils sont solubles. Enfin, de nombreuses actions de conservation à faible intensité technologique (restauration des forêts, préservation des prairies, consommation de moins de viande) peuvent réduire notre empreinte carbone aussi efficacement que des mutations industrielles massives.

La guerre contre le changement climatique n’a de sens que si elle est gagnable. Une fois que vous acceptez le fait que nous l’avons perdue, d’autres types d’actions prennent tout leur sens. La préparation aux incendies, aux inondations, aux réfugiés en sont des exemples pertinents. Mais la catastrophe imminente accentue l’urgence. À une époque de chaos croissant, les peuples chercheront la protection et la force armée, plutôt que l’état de droit, et notre meilleure défense contre cette dystopie est de maintenir les démocraties, les systèmes juridiques et les communautés qui fonctionnent. Tout mouvement en faveur d’une société plus juste et plus civile peut être considéré comme une action climatique. Assurer des élections justes ou un tirage au sort équitable est une action climatique. Combattre les inégalités de richesse extrêmes est une action climatique. Arrêter les haters sur les médias sociaux est une action climatique. Instituer une politique d’immigration humaine, plaider en faveur de l’égalité des sexes, promouvoir le respect des lois et leur mise en application, soutenir une presse libre et indépendante, débarrasser le pays des armes d’assaut, autant d’actions climatiques. Pour survivre à la hausse des températures, chaque système, qu’il soit naturel ou humain, devra être aussi fort et sain que possible.

Enfin il y a l’espoir. Si l’espoir pour l’avenir dépend d’un scénario optimiste, que ferez-vous dans dix ans, lorsque le scénario deviendra impraticable ? C’est bien de lutter contre les contraintes de la nature humaine, dans l’espoir d’atténuer le pire, mais il est tout aussi important de mener des combats petits et locaux que vous avez l’espoir de gagner. Continuer de faire ce qui est juste pour la planète, essayer de sauver ce qu’on aime spécifiquement, une communauté, une institution, un lieu sauvage, une espèce en difficulté. Toute bonne chose que vous faites est une protection contre un avenir meilleur, mais ce qui est vraiment significatif, c’est que c’est bon aujourd’hui. Tant que vous avez quelque chose à aimer, vous avez quelque chose à espérer.

Il se peut qu’un jour, les systèmes d’agriculture industrielle et de commerce mondial s’effondrent et que les sans-abri soient plus nombreux que les personnes abritées. À ce stade, l’agriculture locale traditionnelle et les communautés fortes ne seront plus seulement des mots à la mode. L’empathie envers les voisins et le respect de la terre - entretenir des sols sains, gérer judicieusement l’eau, prendre soin des pollinisateurs - seront essentiels pour la société. De tels projets offrent l’espoir que l’avenir, même s’il sera sans doute pire que le présent, pourrait aussi, à certains égards, être meilleur. Mais surtout, cela donne de l’espoir.

Bruno Bourgeon, porte-parole d’AID
D’après Jonathan Franzen, correspondant à « The New Yorker », 8 septembre 2019
https://www.newyorker.com/culture/cultural-comment/what-if-we-stopped-pretending

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