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La Bhagavad-Gita, le chant du bienheureux

samedi 14 avril 2018, par Radjah Veloupoulé

La Bhagavad-Gita est le texte spirituel le plus important de l’hindouisme et l’un des plus beaux écrits de l’humanité. Poème de 700 versets composé en sanskrit entre le 5e et 2e siècle avant J-C, il fut plus tard inclus dans la grande épopée indienne du Mahabharata dont, selon le Mahatma Gandhi, il constitue le joyau.

Elle se présente sous la forme d’un dialogue entre Krishna, le « Seigneur Bienheureux », avatar du dieu Vishnou, et le jeune guerrier Arjuna qui, sur le point d’engager une bataille meurtrière contre ses propres cousins, est terrassé par le doute et refuse de combattre. Alors que les deux armées se font face, Krishna révèle à Arjuna l’essence du Yoga, ses différentes formes, les voies vers la libération spirituelle et la sagesse de l’action avec un ego transcendé.

Le livre s’ouvre sur le champ de bataille de Kurukshetra, au début de la guerre. Arjuna se fait conduire par Krishna, son cocher (qui se révèle être Dieu incarné), sur le terrain à découvert entre les deux armées. Là, il passe en revue les combattants. Submergé par la terreur et la pitié devant l’imminence de la mort de tant de courageux guerriers, frères, cousins et parents, Arjuna lâche les armes et refuse de combattre. Krishna saisit cet instant pour lui transmettre ses enseignements sur la vie et la mort, le devoir, le non-attachement, le Soi, l’amour, la pratique spirituelle et les inconcevables profondeurs de la réalité.

Le merveilleux entretien qui emplit les dix-sept chapitres suivants de la Gita est en réalité un monologue, dont la plus grande part est en effet merveilleuse, monologue qui nous éblouit souvent au point d’en demander davantage comme le fait Arjuna : ’Car je ne me lasse de boire tes mots et leur nectar fertile.’(X,18) Le cadre du champ de bataille est parfaitement approprié. L’enseignement de Krishna porte sur des sujets de la plus grave urgence : le combat pour la vérité, la vie et la mort de l’âme. Et dans toute pratique spirituelle, la lutte contre la cupidité, la haine et l’ignorance, contre notre égoïsme invétéré qui a voilé notre rayonnement naturel, peut longtemps se révéler aussi féroce que n’importe quelle autre guerre. Durant ce combat, même la plus faible clarté ou la plus petite ouverture du cœur est un triomphe majeur, et les métaphores de « victoire » ou de « défaite », de « conquête sur l’ennemi » et « de cruels obstacles surmontés » ne semblent que trop exactes, comme des descriptions immédiates. Toutefois, si l’on prend un peu de hauteur, non seulement n’y a-t-il rien à surmonter mais, de plus, il n’y a personne pour le faire.

Les métaphores guerrières rendent simplement plus concrètes les tragédies illusoires de l’esprit et le combat qui s’y déroule avec rage ; car même les plus grandes guerres spirituelles ne sont qu’une des illusions de l’égo pour se glorifier. Après un temps, tous ces combats finissent par cesser d’eux-mêmes. L’être spirituellement accompli laisse toute chose aller et venir sans effort, ni désir d’en cueillir les fruits ; il se laisse porter par le courant d’une intelligence plus vaste. Comme le disait au XXe siècle, le grand sage hindou Ramana Maharshi : « L’idée qu’il y ait un but… est fausse. Nous sommes ce but ; nous sommes toujours la paix. Tout ce qu’il faut faire, c’est se débarrasser de l’idée selon laquelle nous ne sommes pas la paix. Rien de plus n’est nécessaire. »

A mesure que se déroule le texte, on se rend compte, comme Gandhi l’a fait, que l’éveil spirituel le plus profond, implique nécessairement la non-violence absolue. Quoiqu’il en soit, la question sur le fait qu’Arjuna doive ou non combattre, devient secondaire dans la Gita. C’est la primordiale question, « comment devrions-nous vivre ? », ou plus fondamentalement, « comment devrais-je vivre ? », qui s’impose. L’enseignement de la Gita est profondément personnel. Si vous l’abordez comme un texte sacré, vous ne pouvez tout d’abord vous empêcher de vous mettre à la place d’Arjuna, cet homme troublé et assoiffé d’éveil. Mais quelle que soit la satisfaction intellectuelle ou esthétique que vous puissiez y trouver, son objectif est avant tout de transformer votre vie. La Gita expose les vérités les plus fondamentales de l’existence humaine dans une langue claire, mémorable et émouvante.

Bien sur il s’agit d’un poème et non d’un manuel systématique. Sa méthode n’est pas linéaire, mais circulaire et descriptive. Elle revient à son centre de gravité, lâcher-prise sur les fruits de l’action, encore et encore, s’adressant aux meilleurs étudiants comme à la majorité d’entre nous, spirituellement peu centrés et lents à comprendre. L’une des méthodes d’enseignement les plus efficaces de la Gita est son portrait du sage, de l’être qui a entièrement lâché prise. Ce portrait est l’un des plus beaux de la littérature mondiale. Il est empreint de cette qualité inestimable qui s’appelle le cœur. Avec une minutie élaborée et tendre, le poète de la Gita décrit comment dépasser l’impression d’être un soi distinct afin de vivre dans l’essence de notre être, qui est une réalité éternelle. C’est un sujet dont il ne se lasse jamais. Il y revient presque à chaque chant, mettant l’accent tantôt sur un aspect en particulier, tantôt sur un autre, prodigue d’adjectifs et tentant de toutes les façons possibles d’enflammer son lecteur d’une admiration passionnée pour l’être éveillé, « l’homme du yoga » accompli et pleinement réalisé, la personne que nous sommes tous, hommes et femmes, sommes capables de devenir puisque nous le sommes tous, déjà par essence.

Des diverses voies vers la réalisation de soi, karma yoga (la voie de l’action), le jnana yoga (la voie de la connaissance), ou de la bhakti yoga (voie de la dévotion), le poète préfère clairement la dernière. Mais les individus étant de constitution et d’affinités variés, il convient que des voies différentes sont tout aussi honorables. Lorsqu’il dit qu’une voie en particulier est meilleure, cela ne s’inscrit nullement au détriment des autres. Toutes les voies et toutes les personnes sont incluses dans son propos. Toutefois, quelles que soient les différences entre ces voies, la progression fondamentale sur chacune d’elle est similaire et ne tend à aucun but. Notre apprentissage spirituel débute en nous confrontant, avec un choc violent, à l’égoïsme et à l’obstination de notre esprit à l’état brut. Comme le décrit Arjuna : « L’esprit est inconstant, rebelle, turbulent, sauvage et borné ; il me semble aussi difficile à maitriser que le vent. » (VI,34)

Tout cheminement authentique, associé à une pratique sincère, mènera à l’abandon graduel et de plus en plus radical de l’égoïsme au profit de cette réalité ultime que la Gita nomme le Soi. De même que nos appétits naturels engendrent notre malheur sous ses multiples formes, lâcher-prise sur nos certitudes concernant la réalité et nos aspirations à des résultats spécifiques mènent à la liberté. « Le renoncement aux fruits de l’action, écrit Gandhi, est le centre de gravité autour duquel est tissé la Gita.C’est le soleil autour duquel la dévotion, la connaissance et tout le reste gravitent ainsi que des planètes ». Cette leçon est répétée encore et encore tout au long de la Gita, dans des variations apparemment sans fin. Tout comme la leçon du judaisme est : « Aime Dieu de tout ton cœur et aime ton prochain comme toi-même », l’essence de l’hindouisme est : « Lâche prise. » En réalité ces deux affirmations sont des points d’accès différents à la même vérité, qui est l’origine et le terme de toute pratique.

Dans ce chapitre 2,, Krishna dit à Arjuna : « Tu as un droit sur tes actions, mais tu n’en a pas sur leur fruit. Agis seulement pour agir ; ne sombre pas dans l’inaction. L’équanimité du yoga, c’est etre ouvert tant à l’échec qu’au succès ; c’est se maitriser. » (II,47-48), ou encore, pour l’énoncer dans la langue du Tao-Te-King : « Fais ton travail, puis retire-toi, la seule voie vers la sérénité. »

Le portrait du sage peut paraitre idéalisé, mais il n’en est rien. Quiconque a vu la célèbre photographie de Ramana Maharshi ou de Ma Ananda Moyi, et a plongé dans leurs yeux d’une indicible beauté, sait de quoi je parle. Ramana Maharshi est l’exemple moderne le plus éblouissant de ce qui est, en fait, une longue tradition en Inde, une tradition au fort parfum d’ascèse. Ce genre de sage prête à peine attention à son corps et aux besoins de celui-ci, n’a que faire de l’argent ou des possessions matérielles et fait preuve d’une insouciante indifférence envers l’art, la société et l’amour sexuel, sans parler de la vie et de la mort. Le swami Vivekananda, celui qui fit connaitre l’hindouisme au monde au congrès international des religions à Chicago en 1873, s’assit un soir en lotus dans sa chambre, demandant que personne ne le dérange, le lendemain on le retrouve mort, dans la même position, à 36 ans. Au premier abord, tant de détachement peut paraitre rebutant à certains lecteurs. Mais le pur détachement est une forme de compassion. Voici comment l’explique Ramana Maharshi : « Lorsque vous aimez tous les êtres d’un même amour, lorsque votre cœur s’est tant élargi qu’il embrasse la création toute entière, vous n’avez jamais l’impression d’abandonner ceci ou cela. Vous vous détachez simplement de la vie séculière, tout comme un fruit mur se détache de la branche. »

Pouttandou vajtoukkel à tous les Réunionnais de coeur, d’ici et d’ailleurs,

Radjah Veloupoulé


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