Laïcité, culture et démocratie

15 mars 2004

Au moment où nous venons de célébrer la Journée internationale de la femme (8 mars 2004), il me paraît non dénué d’intérêt de revenir sur un débat qui a provoqué de nombreux commentaires et suscité des réactions passionnées.
Le 3 Juillet 2003, le Président de la République, Jacques Chirac, met en place une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité en France, présidée par Bernard Stasi, médiateur de la République depuis 1998.
Cette commission rend son rapport le 11 décembre 2003, provoquant quelques semaines plus tard, un débat au Parlement sur un projet de loi gouvernemental concernant le port des signes religieux ostensibles au sein de l’école publique. Selon toute prévision, cette loi sera adoptée et surtout appliquée sur l’ensemble du territoire français, donc dans les DOM, et à La Réunion. Quelles en seront les conséquences ?

Partant d’une formule célèbre où "tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles" (Leibniz), nous pouvons considérer à l’instar du ministre de l’Education Nationale, Luc Ferry, que cette loi devra s’appliquer avec "souplesse et intelligence".
Premier constat : la "souplesse" et l’"intelligence" se décrètent- elles ? Si oui, pourquoi une loi ?
Rappelons que la laïcité en France, telle que la définissent les textes fondateurs (les lois de 1881, 1882 et 1886), concerne les locaux, les programmes scolaires, le personnel enseignant, et non les élèves ; la mission fondamentale de l’école est d’instruire, faire partager les valeurs universelles et éveiller la liberté de conscience et de pensée. Aux élèves s’imposent des règles élémentaires telles l’assiduité et le respect d’autrui. Nulle part la laïcité ne côtoie l’exclusion.
Mais revenons à la question posée : dans l’éventualité où "la souplesse et l’intelligence" ne constitueraient pas des facultés innées, dont serait doté l’ensemble du corps enseignant et des chefs d’établissement, vers quelles impasses et incompréhensions se dirigerait-on ?
Quelle différence y a-t-il entre signe religieux et signe ostensible dans une société telle que La Réunion, où les traumatismes de l’Histoire fusionnent avec les injonctions du présent et les défis à venir ; où une population s’est construite avec les apports de quatre civilisations originelles, dans les larmes, le sang et la sueur ; où chaque Réunionnais, loin de s’ériger en victime, s’invente chaque jour comme créateur de son propre destin pour ne plus avoir à subir les affres d’une vision unilatérale du progrès ; où la religion s’offre comme socle porteur de valeurs culturelles millénaires, garantissant une sociabilité enviée à l’échelle du monde ? Comment une telle société va-t-elle réagir ?
L’école, lieu d’émancipation, fait que l’élève se forme, et se transforme : acquérir des savoirs, des savoir-faire, un savoir-être, apprendre à vivre ensemble, quelles que soient les différences "visibles", "ostentatoire", "ostensibles". Si l’école ne garantit plus cet espace d’expression de soi, d’estime de soi et des autres, de sa singularité première, qui fait que je me confronte aux autres mais aussi à moi-même, dans l’altérité, où s’effectuera ce processus ?

Deuxième constat : la question du droit des femmes, qui a motivé la phase introductrice. On veut faire croire que certains parents imposent le port du foulard à leurs filles. Si tel était le cas, les écoles seraient pleines de filles voilées. Or, selon le Ministère de l’intérieur ("Le Monde diplomatique", février 2004), ces élèves sont entre 1.000 et 2.000 sur plus de deux millions de filles scolarisées.
Même si on peut admettre qu’une pression de l’entourage puisse exister, ne peut-on envisager, a contrario, que le port du voile relève d’une démarche religieuse personnelle, d’un acte d’affirmation identitaire, d’un féminisme assumé, qui ne relève pas des canons généralisants d’une libération à l’occidentale ? Et puis, ultime interrogation : que devient une élève voilée une fois exclue ?
Laissons la parole à Madame Chirine Ebadi, Prix Nobel de la paix, célèbre pour avoir combattu en Iran l’obligation de porter le voile : "Écarter de l’école les jeunes filles qui portent le voile n’en fera que de meilleures proies pour les fondamentalistes (…)
Si les droits humains sont oubliés par les pays démocratiques au nom de la lutte contre le terrorisme, cela apportera de l’eau au moulin des adversaires des Droits de l’homme (…). La seule façon de lutter contre le fondamentalisme, c’est le savoir, la culture et l’instruction". (AFP, 19 décembre 2003)
De plus, il est difficile de comprendre cette loi, si on devait en rester à une hypothétique défense des droits de la femme. Car pourquoi le texte s’applique-t-il à "tous les signes religieux" ? En effet, en quoi la croix, la kippa (on pourrait ajouter le tika à La Réunion) constituent-ils aussi une atteinte aux droits de la femme ? Il s’agirait de ne pas stigmatiser une religion particulière. Le sophiste appréciera.

Pour conclure sur le sujet, où l’exhaustivité ne peut raisonnablement pas prétendre, l’observateur attentif ne manquera pas de s’étonner des problèmes profonds auxquels doit faire face l’école aujourd’hui, et qui restent en suspens : personnels insuffisants et précarisés, élèves abandonnés en échec scolaire, multiplication des filières de relégation, taux d’illettrisme particulièrement alarmant à La Réunion. "Contourner l’obstacle peut s’avérer une solution provisoire, mais l’obstacle existe toujours" (Ueshiba Morihei, fondateur de l’aïkido).
Citons encore T. Todorov dans "Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine" :
"Les êtres humains ne sont pas seulement des individus appartenant à la même espèce ; ils font également partie des collectivités spécifiques et diverses, au sein desquelles ils naissent et agissent. La collectivité la plus puissante aujourd’hui est ce qu’on appelle une nation, c’est-à-dire la coïncidence plus ou moins parfaite (mais jamais totale) entre un État et une culture. Appartenir à l’humanité n’est pas la même chose qu’appartenir à une nation.
L’homme n’est pas le citoyen, disait Rousseau, il y a même entre les deux un conflit latent, qui peut devenir ouvert le jour où nous sommes obligés de choisir entre les valeurs de l’une et celles de l’autre. L’homme, en ce sens du mot, est jugé à partir des principes éthiques ; le comportement du citoyen relève, lui, d’une perspective politique. On ne peut éliminer aucun de ces deux aspects de la vie humaine, pas plus qu’on ne peut les réduire l’un à l’autre : il vaut mieux rester conscient de cette dualité parfois tragique.
En même temps, leur séparation radicale, leur confinement à des sphères qui ne communiquent jamais entre elles peuvent être également désastreux : témoin Tocqueville, qui prône la morale dans ses ouvrages philosophiques et savants, et préconise l’extermination des indigènes dans ses discours politiques.
L’éthique n’est pas la politique, mais elle peut élever des barrières que la politique n’aura pas le droit de franchir ; appartenir à l’humanité ne nous dispense pas d’appartenir à une nation et ne peut s’y substituer, mais les sentiments humains doivent pouvoir contenir la raison d’État".

Radjah Véloupoulé,
personnalité civile de la liste Alliance


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