Le courrier des lecteurs du 09 juin 2005

10 juin 2005

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Flexibilité et emploi : le nouveau visage de la chimère

La nouvelle impulsion réclamée par le président de la République semble devoir être centrée sur l’emploi. Tout n’a pas été tenté, nous affirme-t-on. Et les uns et les autres, journalistes en tête, d’évoquer à l’unisson les exemples étrangers (ah, le Danemark...) en résumant leur “analyse” à une simple proposition : la flexibilité du marché du travail est la solution au problème du chômage (c’est ignorer, soit dit en passant, à quel point le système économique français a gagné en flexibilité, quel que soit le type de flexibilité considéré...).
N’hésitons pas à l’affirmer : une telle assertion relève de l’escroquerie intellectuelle (1).
En effet, les comparaisons internationales sont des exercices complexes et délicats. Il ne saurait être question en l’occurrence de raisonner éternellement “toutes choses égales par ailleurs”, pour parler comme les économistes.

Pour comprendre les performances respectives de la France et du Danemark en matière d’activité, d’emploi ou de chômage, il faut prendre en compte un ensemble de paramètres comme le taux de croissance, le rythme d’évolution de la productivité du travail, le temps de travail, le niveau de formation de la main-d’œuvre, les dépenses en recherche-développement, le rythme de croissance des investissements industriels, la nature de l’insertion dans les échanges internationaux, le volume et la structure des dépenses publiques, les types d’organisation du travail, la structure démographique de la population, les dispositions sociologiques diverses face à l’activité économique, etc. On ne saurait donc s’arrêter à un seul aspect pour en démontrer l’intérêt en général.
Il faudrait aussi s’entendre sur le terme “flexibilité”. Ce dont on parle dans les médias et dans les discours politiques (la flexibilité de l’emploi) a trait à la possibilité qu’ont les entreprises d’ajuster plus ou moins rapidement leur volume d’activité - mesuré en heures de travail - au volume désiré, compte tenu de la charge de la production. Les partisans de la flexibilité visent le contenu plus ou moins rigoureux des diverses réglementations, c’est-à-dire, in fine, le salaire, de plus en plus perçu comme un coût pesant sur la compétitivité.
C’est alors que l’on s’aperçoit que l’escroquerie est plus importante encore qu’on l’a dit.

En effet, si l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) a, pendant plus de 20 ans, expliqué l’inégalité des performances occidentales face au chômage par le degré de souplesse des différents marchés du travail, elle est revenue sur sa position : en 1999, pour la première fois, l’OCDE a admis que la rigueur de la réglementation n’est pas un déterminant central des écarts observés entre les taux de chômage des différents pays. Relisez cette phrase, elle mérite toute votre attention...
Que s’est-il passé ? Plusieurs études pilotées par l’OCDE ont fait évoluer la position de cette organisation, dont celle de deux économistes (2) qui ont cherché à évaluer la rigueur de la réglementation en Europe et aux États-Unis, dans les années 1990. Ils ont ainsi vérifié que les États-Unis et le Royaume-Uni avaient la réglementation la moins contraignante, alors que les pays d’Europe du Sud avaient une réglementation plus stricte.
Les conclusions sont éloquentes : parmi les cinq pays européens dont le taux de chômage a reculé au cours des années 1990, certains ont une réglementation plutôt souple (Royaume-Uni, Danemark et Irlande), d’autres plutôt stricte (Pays-Bas et Norvège). En fait, la réduction du chômage au Royaume-Uni doit beaucoup au fait qu’un million de personnes soient redevenues inactives (abandonnant l’idée de chercher un emploi). Au Danemark et aux Pays-Bas, elle résulte d’une dynamique de création d’emplois très favorable, induite par une croissance supérieure à celle du reste de l’Europe, et par des gains de productivité très modérés dans le cas des Pays-Bas.

En fait, la réglementation n’aurait d’effets que sur ce que l’on nomme la dynamique de l’emploi et du chômage : elle joue sur le rythme de création d’emplois et sur le rythme de destruction des emplois, pas sur le taux de chômage ou sur le volume de création des emplois. Ainsi, lorsqu’on a réussi à obtenir un emploi permanent en France, on a plus de chances de le conserver que dans tout autre pays concerné par l’étude citée. Corollaire : la proportion des emplois susceptibles d’être occupés par des salariés sans ancienneté est plus faible, d’où une hausse de la durée moyenne du chômage. À l’inverse, aux États-Unis, la reprise de la croissance engendre très vite (en trois mois) un volume important de créations d’emplois, ce qui donne l’impression que c’est la flexibilité qui génère l’emploi. Mais il s’agit là d’une illusion. Lorsque le marché du travail est réactif, les créations d’emplois se concentrent sur la première année ; dans le cas opposé, elles s’étalent sur deux ou trois ans. La flexibilité joue sur les délais d’ajustement de l’emploi mais ne change rien quant au nombre d’emplois créés.
Il faut donc réaffirmer que les explications sont plutôt du côté de la différence entre l’accroissement de la production et l’accroissement de la productivité (pour alléger l’argumentation, on n’évoquera pas ici le rôle joué par l’évolution de la durée de travail). Dès que le rythme de la productivité rejoint celui de la croissance, aucune création nette d’emplois n’est plus possible : c’est la situation de l’Europe - considérée globalement - au cours de ces deux décennies. À l’inverse, si les États-Unis ont créé plus d’emplois dans les années 1970 et 1980, par exemple, ce n’est pas en raison d’une “flexibilité” supérieure, c’est en raison d’une faiblesse relative de l’accroissement de la productivité par rapport à la croissance.

En conclusion, comment ne pas craindre pour la qualité de notre démocratie ? Tout, de l’énorme influence des “think tanks” à la française à l’homogénéisation des positions journalistiques (expressions de la “pensée unique”), concourt à inhiber l’argumentation et le débat d’idées. On a ainsi vu, pendant toute la durée du débat sur le dernier référendum, la quasi-totalité des éditorialistes et des journalistes nationaux insister sur le risque d’isolement de la France en cas de “non” : vote inutile qui entraînerait la marginalisation de notre pays, laissé à l’écart de la progression européenne. Nouveau mensonge ou nouvelle erreur (il faudrait peut-être penser à changer de métier alors...) ? Il n’a pas fallu deux jours pour que tous ces Cassandre, des chroniqueurs politiques de France Inter aux éditorialistes du Monde, annoncent la mort de la Constitution européenne : on découvrait subitement qu’un seul “non” suffisait à enrayer le processus d’adoption (les Britanniques ne s’y sont pas trompés, n’est-ce pas ?).
Débat sur le TCE qui aura été l’arbre qui cache la forêt : l’engouement actuel pour la flexibilité est un engouement permanent, asséné régulièrement par différents porte-parole, créateurs d’un “bruit de fond” perpétuel qui commue une thèse contestable en véritable “doxa”, d’évidence partagée par ceux que la connaissance n’a pas libérés. Le Bouddha (finissons par une note spirituelle, voulez-vous) n’avait-il pas mis en garde contre les méfaits de l’ignorance ?

Frédéric Payet,
Normalien, agrégé de l’Université, professeur au lycée Le Verger

(1) Et il serait temps que des spécialistes - nos brillants universitaires sont-ils si occupés à briller ? - interviennent dans les débats publics pour nous éclairer, comme le fit récemment Pascal Duret, sociologue basé au Tampon qui nous avait annoncé le “débarquement sur Terre” de la “task force”...

(2) Grubb David, Wells William, “La réglementation de l’emploi et les formes de travail dans les pays de la CEE”, Revue économique de l’OCDE, n°21, 1993. Vous pouvez le télécharger facilement.


Pourquoi pas Télé-Réunion ?

Télé-Réunion étant un service public, c’est-à-dire un moyen d’information qui fonctionne grâce à l’argent des contribuables, elle a un devoir d’information envers la population. Qu’Antenne Réunion ne daigne pas parler de certaines manifestations culturelles, personne ne peut lui en vouloir. C’est une chaîne privée, personne ne peut l’obliger à s’inquiéter du sort des anciens esclaves si cela ne rapporte pas de l’argent. Par contre, Télé-Réunion ne peut pas adopter cette attitude. Télé-Réunion n’a pas à faire de distinction entre les fils d’esclaves, d’affranchis, d’engagés, de colons. Télé-Réunion doit donner la parole à tout le monde et être neutre. Télé-Réunion ne doit pas s’intéresser seulement à La Réunion “d’en-haut”, elle doit aussi s’intéresser à La Réunion “d’en-bas”. Couvrir telle rencontre sportive, telle foire commerciale, tel chanteur en gala dans l’île c’est bien, mais Télé-Réunion doit parfois élever le débat et parler de la vie culturelle en profondeur, surtout quand il s’agit des êtres qui ont été victimes de crimes contre l’humanité dans le temps passé.
À quoi cela sert de présenter ce qui se passe sur la place du Trocadéro à Paris, si l’on censure ce qui se passe à un kilomètre de la station du Barachois ? C’est une honte qu’elle n’ait rien fait pour informer les Réunionnais sur les Journées d’études consacrées par l’Université de La Réunion à Auguste Lacaussade.

Une étudiante


Lire la Bible d’un œil créateur

Comment lire la Bible : telle est la question qu’il m’arrive de poser à mon ami, le Père Jean Cardonnel, chaque fois que je l’entends lire le Livre, ou plutôt le dire, ou mieux encore le jouer comme je l’ai vu bien des fois à la messe où la prédication devient grâce à lui un temps fort. Il faut voir alors dans l’église l’émerveillement de l’assistance, l’enchantement des enfants qui manifestent à cœur joie au grand étonnement de leurs parents, des autres fidèles, et même du concélébrant. C’est qu’il donne une telle intensité et une telle vérité au texte que l’on croirait assister à la scène, et même y participer comme si on y était. J’ai connu également ce genre de bonheur en l’écoutant me dire les Psaumes, cette fois à la maison, et je me suis senti remué aux tripes en le regardant interpréter devant des amis l’histoire de “La Femme adultère”, incarnant tour à tour le Christ, la femme et même la troupe d’hommes menaçante. Aussi n’ai-je pu m’empêcher de lui demander comment il s’y prenait pour lire la Bible avec autant de brio, s’il avait une méthode pour empoigner le texte afin d’en faire ressortir la vérité profonde. J’ai appris de lui deux choses : la première, que la Bible n’est pas un livre mais une bibliothèque, comme nous l’indique clairement la “Traduction œcuménique de la Bible” dans son introduction : "La Bible se présente extérieurement comme une collection de livres d’époques et d’auteurs très divers : de la rédaction des plus anciens passages à celle des plus récents, une dizaine de siècles se sont écoulés". Et que par conséquent, et c’est ma deuxième découverte, rien n’empêche d’en commencer la lecture par un livre plutôt que par un autre. L’ordre traditionnel, qui répond à une certaine logique, peut ainsi apparaître tout à fait arbitraire. Car si l’on aborde par la “Genèse” sans aucune préparation, ne risque-t-on pas de partir d’un Dieu en dehors du monde, dominant ses créatures de toute sa transcendance, le Dieu que dénonce Baudelaire dans son poème “Le reniement de Saint-Pierre”, un Dieu complètement différent de celui de l’“Exode”, qui lui, s’implique directement dans l’Histoire comme libérateur ? C’est donc à la lumière de l’“Exode” et des quatre Évangiles que l’on peut mieux comprendre la “Genèse”, et non le contraire. Cette simple phrase que l’on récite sans trop y faire attention : "Au commencement, Dieu fit le ciel et la Terre" prend alors une toute autre allure dans sa nouvelle traduction plus proche du texte originel : "Quand Dieu commença la création du ciel et de la Terre" : un Dieu dynamique, acteur de l’Histoire se substituant à un Dieu statique, à l’extérieur de l’Histoire. Vue ainsi, la Création, tout comme l’Incarnation, au lieu d’être un instant fixe, immuable, se déroule en un extraordinaire processus.

Georges Benne


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