Le courrier des lecteurs du 22 novembre 2005 (suite)

22 novembre 2005

La Citoyenneté, appartenance et multipluculturalité

De prime abord, on pourrait dire que ces 3 concepts soient taillés à la mesure de la réalité réunionnaise.
La Réunion, terre française de l’océan Indien, a la réputation d’être une terre “métis” par excellence. Les circonstances de son histoire ont fait de cette île un carrefour de civilisations où l’Asie, l’Afrique et l’Europe se sont rencontrées. De visu, sa multipluculturalité est l’exemple choisi comme étant l’exception française, la réussite de l’harmonie des peuples. Il semble a priori que les Réunionnais détiennent comme monopole le génie de la “créolisation”.
Il est en effet bien rare, de voir des endroits de par le monde où la cohabitation de tant de cultures peut se faire sans qu’interviennent des conflits majeurs apparents. Néanmoins, au-delà des apparences, ce “génie” réunionnais a dû et doit payer un prix dont la solidité peut par bien des côtés, se révéler fragile si nous ne prenons pas garde.
En effet, sous cette image d’Épinal de la mosaïque des peuples se trament les mêmes maux qu’affrontent toutes les sociétés humaines à la rencontre de leurs diversités.

À sa base, la société réunionnaise a été ce qu’on appelle une “société de plantation”. Cette dernière impliqua une construction hiérarchique des populations d’origines diverses. Les Européens étant les maîtres, les esclaves et les engagés “les Africains et les Asiatiques”. Pendant toute la durée de l’esclavage, le contact entre ces différentes populations fut lourdement réglementé. Cela se traduisit par des interdictions systématiques d’unions entre les différentes populations (notamment entre les maîtres et les esclaves). Néanmoins cela n’empêcha pas qu’officieusement nombre de “métissages” se faisaient. Dans certains cas, l’apport actif des maîtres à la reproduction des esclaves y contribuait fortement (Cf. “l’Amour au temps de l’Esclavage”, Ève Prosper).
Le décloisonnement entre les communautés ne se fit que progressivement : d’abord, par la fin de l’esclavage en 1848, puis en 1946 par la départementalisation. Cette dernière a ainsi engendré pour la première fois, une véritable participation citoyenne de tous les Réunionnais à l’ensemble français. Cependant, ce qui était acquis de droit ne l’était pas forcément socialement dans les faits.À vrai dire, on n’efface pas du jour au lendemain des rapports de classes issues de plusieurs siècles d’esclavage et d’engagisme. La “mobilité sociale” ne pouvant se faire, comme dirait Bourdieu, que par l’abandon d’un certain nombre “d’habitus”.

L’intégration par l’enseignement

De nos jours, les séquelles discriminatoires d’antan ont été en partie résolues. Nous avons désormais une plus grande implication des communautés à l’origine défavorisées au sein du système scolaire. En effet, ce dernier a permis à nombre de personnes “d’évoluer” socialement parlant ; mais cela ne s’est pas fait sans sacrifice.
En vertu des valeurs laïques de la République, l’École, facteur d’intégration sociale incontestable, demande de mettre au “banc des oubliés” toutes spécificités culturelles, pouvant remettre en cause la formation du futur citoyen français.
Ainsi parle Alain Touraine du principe de la laïcité : "cette notion implique le niveau le plus faible de reconnaissance de la diversité culturelle, puisque sa logique profonde est de tolérer la diversité des croyances et des coutumes dans l’espoir d’une assimilation progressive et irréversible de toutes les parties de la population à l’universalisme de la raison et de la citoyenneté."
L’École formerait donc des citoyens raisonnés et non de citoyens culturels. On n’y inculquerait pas la notion de partage, de préparation du citoyen au respect des autres cultures, donc d’autrui.
C’est au nom de la raison universaliste, modèle proprement occidentalisé, que s’exprime la citoyenneté. Je citerais à nouveau Alain Touraine parlant du modèle scolaire : "ce dernier favorise les catégories centrales, celles qui sont appelées à faire fonctionner un certain nombres de règles, de lois et de techniques et fait obstacle aux innovateurs comme à ceux qui viennent des cultures dominés".

L’Éducation nationale serait alors garante d’une production de législateurs, de bons techniciens, d’administrateurs, tous issus en règle générale de classes sociales prédisposées à la régulation de la Nation.

Cette dernière est le ciment de la République, sa conception issue de la Révolution française se fonde sur des valeurs qui se veulent universalistes. C’est sur cet universalisme que l’unification des régions de France s’est faite afin de devenir des régions françaises. Cela s’est traduit par une assimilation du modèle culturel d’Ile de France. Dans les faits, l’enseignement de l’universalisme français est avant tout celui de la langue, de l’histoire économique sociale et culturelle de l’Île de France. C’est au nom de l’unification, qu’une uniformisation des “pays de France” s’est faite, de façon qu’il n’y ait plus qu’une seule et unique France. Dès lors, toutes spécificités régionales telles que les langues et les autres représentations culturelles ont été au fur et à mesure effacées.

Néanmoins, ce fonctionnement républicain du modèle culturel est en train de s’essouffler devant la consommation des biens culturels de masse, dont les porteurs sont essentiellement les États-Unis d’Amérique. On peut même dire que le monde entier se calque de plus en plus sur le modèle néo-libéral nord-américain.
Ce modèle comporte un vecteur fort d’uniformisation passant avant toute chose par le pouvoir économique. Cela a pour conséquence, l’émergence de très fortes discriminations, dont la sélection ce fait par l’argent. Ce modèle tentaculaire observe une uniformisation des mœurs, une disparition des cultures locales et au vacillement des principes républicains.
"L’idéologie néo-libérale dissout les sociétés réelles dans des marchés et des réseaux globalisés", dixit Alain Touraine

Crises identitaires

Devant ce rejet de la diversité culturelle émerge une montée évidente de l’esprit communautariste. Ce dernier ne pouvant s’exprimer à loisir dans la sphère publique qu’offre l’École et les médias est relégué à la sphère privée. Nous assistons donc au sein de la société réunionnaise à des revendications identitaires.
Ces dernières sont des réponses à l’hermétisme qu’offre en premier lieu l’uniformisation des règles républicaines et la mondialisation économique des biens culturels de masses.
Se sentant exclus et dominés de fait, les communautés offrent alors un semblant de protection “aux agressions extérieures”. Cela se traduit par un enfermement sur soi, défendant ainsi toutes communications interculturelles. La communauté devient alors un lieu propice à des revendications politiques parfois violentes.
Ces dernières sont essentiellement basées sur une volonté de “pureté” se prononçant ainsi pour une unité culturelle complète. En réalité, il n’existe pas dans les faits actuels et passés de culture complète, encore moins de “pureté”. Une culture est par composition un syncrétisme d’autres cultures. Ceci est d’autant plus vrai pour les communautés réunionnaises qui sont toutes “créolisées” et ce, quelle que soit leur origine. Par essence, une culture est prométhéenne, hautement influençable. Elle intègre au mieux les courants divers en les transformant à sa façon.
A priori, l’idéologie communautaire semble être en parfaite contradiction avec la définition de culture. Ces deux conceptions ne devant pas être confondues. De fait le communautarisme est donc de nature politique et non culturelle.

Ces différentes problématiques, assimilation républicaine, mondialisation culturelle de masse et émergence communautariste, sont le lot quotidien de non seulement La Réunion, mais aussi d’une bonne partie de la planète.
Les États-Unis furent les premiers à chercher des solutions à ces problèmes. C’est dans ce contexte bouillonnant qu’est apparu le “multiculturalisme”. Les instigateurs de ce mouvement sont les philosophes M. Walzer et C. Taylor. Ces derniers ont voulu répondre à la disproportion existante de l’expression hégémonique des couches culturelles venues d’Europe, face aux autres minorités culturelles. Leurs démonstrations conclues à une remise en cause des rapports hiérarchiques des cultures dominantes sur les cultures dominées.
Il serait souhaitable en réalité que tous rapports de force préexistant entre les cultures puissent disparaître. Le contexte réunionnais nous offre certes une société extrêmement métissée, mais elle n’est pas pour autant mélangée. Le mélange ne peut se faire comme pour le métissage non forcé, que sur des rapports d’égalité véritable.
Certes, les valeurs fondamentales républicaines offrent les concepts de Liberté, d’Égalité, et de Fraternité. Toutefois, elles n’ont jamais été appliquées aux rapports de la diversité culturelle.
Le principe d’une société multiculturelle est en premier lieu la facilité de communication entre les cultures. Dans le cas contraire, nous n’obtenons qu’une société de “melting-pot”, une coexistence de communautés ou encore d’espaces culturels fragmentés.
Pour ce faire, les rapports de cultures à cultures doivent être vus de façon horizontale et non verticale. Dès lors, aucune culture a plus de valeur qu’une autre, les rapports de domination étant de ce fait “abolis”. Concrètement, cela doit se traduire par la possibilité aux cultures de pouvoir participer à travers toutes les sphères de la vie publique. Il y aurait donc toute une recomposition des rapports sociaux qui devrait être faite dans ce sens. Le but de cette démarche étant de briser la peur de “l’autre” qui n’est en fin de compte qu’un autre soi-même.
À long terme, les rapports horizontaux de cultures à cultures en général aboutissent au schéma de la créolisation qui est en quelque sorte le “génie réunionnais”.

De la diversité à l’union

Ce processus de créolisation est l’aboutissement de la rencontre des cultures du monde. Cette dernière s’est faite par l’intermédiaire des couches sociales les plus pauvres. L’abolition de l’esclavage, la paupérisation d’une bonne partie des populations originaires d’Europe, a permis de créer des rencontres d’espaces communs aux populations les plus démunies.
C’est dans ce contexte que les rapports sociaux se sont résolus par des solutions de coexistence obligée. Une langue commune, des mœurs communes y sont nées, mais très vite dénigrés par les classes sociales les plus favorisées. En effet, c’est au nom de la logique républicaine que les dirigeants de La Réunion ont toujours condamné sans scrupules le lien de la société réunionnaise. Cette manière de faire est fort dommageable, car quoi de plus fédérateur qu’une langue, une culture, issue de la symbiose d’une rencontre ? Alors qu’il aurait fallu valoriser tous ce qui rassemble une population dans sa diversité, c’est dans une logique contraire que l’on s’acharne actuellement encore à combattre l’essence de son existence sur la place publique.
Au lieu de vouloir entamer un processus d’autodestruction, il aurait fallu favoriser le résultat de près de trois siècles de coexistence.
Cette créolisation aurait pu servir d’exemple aux sociétés réticentes à l’idée de métissage, de symbiose avec autrui. Si La Réunion n’a pas encore eu de guerres entre ses populations d’origines diverses, c’est que son inconscient collectif est soumis à la créolisation. Aucun Réunionnais ne peut se revendiquer comme étant un “pur-sang” d’une culture ou d’une autre.
Malheureusement, devant les rejets du nationalisme républicain, lui-même fragilisé par la mondialisation du système néo-libéral, la créolisation qui aurait dû être au premier plan, se trouve être reléguée au dernier plan. Par conséquent, nous nous situons de plus en plus devant des situations de revendications d’esprit communautaire focalisées sur les origines. Aucune d’entre-elles ne met en valeur leur “créolité”.
Tout au contraire, elles jouent le jeu de l’uniformisation de la société nord-américaine, une société de melting-pot, qui n’est pas une société multiculturelle.
Par conséquent, devant la honte de leur unité, les Réunionnais font face à un recul certain de leur société.
À vrai dire, il aurait fallu que l’unité créole puisse servir d’exemple de construction aux réflexions portées sur la nouvelle citoyenneté en France. L’enjeu du futur citoyen dans une société multiculturelle est d’être reconnu en tant que “sujet” composé de toute la diversité qu’il représente. Ce dernier ne doit pas cumuler des frustrations dûes à un rejet implicite ou explicite d’une société qui ne prendrait pas en compte les différences comme siennes.
Effectivement, de par le contexte actuel, on ne peut plus ignorer toutes les composantes de la population française. Cette dernière, à l’exemple de la région réunionnaise, pourrait être amené à se créoliser au mieux si elle le voulait.
Cependant, tant que ces institutions feront fit de ses réalités diverses, ce sera plus vers une France des communautés que nous risquons de nous retrouver, vivant dans la peur constante de “l’autre”.

Éric Kichenapanaïdou,
Diplômé en Archéologie


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