Le Mémorial aux affranchis et engagés du domaine de Bel-Air

10 mai 2023

Des vestiges oubliés

Situé face au n°13 de la rue Transversale de Bel-Air, ce site de mémoire propose un cheminement méditatif menant aux vestiges de la Chapelle de Bel-Air. Ces vestiges avaient depuis longtemps disparu sous la végétation lorsqu’en 2015, sous l’impulsion de l’historien Prosper Eve, une association de résidents et d’amoureux du patrimoine a décidé de le mettre en valeur. Avec l’accord de la famille Rivière, actuelle propriétaire du site, un « Mémorial aux affranchis et aux engagés du domaine de Bel-Air » a donc été créé, grâce à deux subventions, de La Fondation du patrimoine et du Conseil régional.

Tout le long du parcours paysager, des installations rendent hommage au millier d’hommes et de femmes qui ont quitté leur terre natale pour travailler dans des conditions très pénibles à la prospérité de l’habitation après l’abolition de l’esclavage et à Camille Jurien de la Gravière, propriétaire du domaine de 1850 à 1870, qui tenta d’humaniser leur existence.

Hommage aux affranchis

Le 20 décembre 1848, 357 esclaves de l’habitation de Bel Air sont affranchis par la République française. Ces anciens esclaves deviennent en droit les égaux de leurs ancien maître : Joseph Panon Desbassayns (1780-1850), fils de la fameuse Ombline Desbassayns (1755-1846). Cet événement donne lieu à une grande fête au cours de laquelle les affranchis donnent libre cours à des chants et danses qui attestent de la vigueur de leur résistance à la déshumanisation. Leurs « ségas/maloyas » résonnent désormais au grand jour jusque sur les espaces publics de La Réunion et du monde.

« Wayo,wayo, wayo, momon ! Wayo,wayo, wayo, papa !
Wayo,wayo, wayo ! Quelle destinée moin nana !
Zot i di moin lé mor, aléwar moin lé pa mor,
Aléwar moin lé pa mor : a la la , mi exis enkor ! »

Maloya de Firmin VIRY, festival Sakifo 2013
https://www.youtube.com/watch?v=dabkfjPUWro

Pour rendre hommage à ces ancêtres héroïques, les nouveaux noms et patronymes qui leur ont été donnés dans les registres spéciaux de 1848 ont tous été reproduits dans une allée menant à la chapelle. Ce sont les "noms de la liberté" de 154 "créoles", 148 "cafres" ou "cafrines", 42 "malgaches" et 7 "malais" qui accèdent au statut de citoyens à Bel-Air. La majorité d’entre eux quitte l’habitation à la fin de la coupe des cannes de 1848 ; pour ceux qui restent (90, dans les registres de décès sur l’habitation de Bel-Air entre 1850 et 1878), le labeur continue, aux côtés de nouveaux travailleurs immigrés, dans des conditions toujours très pénibles, pour un maigre salaire.

Hommage aux engagés

Pour remplacer les esclaves affranchis, les propriétaires de la colonie, vont chercher de la main d’œuvre bon marché sur le pourtour de l’océan Indien. On estime qu’un millier d’hommes, femmes ou enfants, ont ainsi été engagés pour travailler 5 à 10 années à Bel-Air entre 1850 et 1878. Un hommage leur est rendu dans un petit jardin situé au cœur de la nef de la chapelle qu’ils ont construite pour Mme Jurien qui la voulait suffisamment vaste et belle pour réunir tous les travailleurs de l’habitation le dimanche et les inciter au recueillement.

Une stèle y raconte l’histoire de cette chapelle détruite par un cyclone en 1881 et nomme les 184 engagés figurant dans les registres d’Etat civil des archives nationales comme ayant travaillé à Bel-Air, lorsque Mme Jurien en était la propriétaire. Ils étaient surtout venus d’Inde, mais aussi de Madagascar, d’Afrique, de Chine ou de Cochinchine avec leurs civilisations propres et leurs conditions d’engagement étaient plus ou moins contraignantes. Malgré leurs différences, pourtant, et après des décennies de coexistence, les groupes ethniques d’affranchis et d’engagés ont fini par se reconnaître réunionnais. Ils ont ouvert la voie à un métissage culturel dont nous sommes fiers aujourd’hui.

Hommage à Camille Jurien

C’est sous le porche de la sacristie que l’on découvre l’espace dédié à Camille Desbassayns, devenue Camille Jurien par son mariage à Louis Charles Jurien de la gravière en 1830. Elle hérite de l’habitation de Bel-Air en 1850, au décès de son père, mais elle y réside rarement et en confie la gestion à son cousin Albert de Villèle.

L’une des grandes œuvres qui la retiennent loin de La Réunion nous la rend particulièrement proche, car elle concerne l’indemnité versée aux anciens propriétaires d’esclaves pour la perte de leur main d’œuvre servile après l’abolition de l’esclavage. Mme Jurien explique à ce sujet :

« L’indemnité, prix de nos noirs, me semblait être une chose sacrée, mais non propre à moi, et souvent, j’avais demandé à Notre Seigneur à quoi il la destinait, mais jamais encore je n’avais reçu aucune lumière à ce sujet, lorsqu’il me fit voir, que cette indemnité devait être employée à reconstruire le couvent [de Pouilhe] en expiation des crimes de l’esclavage et pour tous mes parents ayant vécu pendant cette période. » (Lettre à l’evêque de Carcassonne, 12 juin 1873, archives du monastère de Prouilhe)

Mme Jurien est, à cette époque, la seule notable de La Colonie à reconnaître l’esclavage comme un crime et à consacrer sa vie et sa fortune à une œuvre d’expiation.

Elle revient néanmoins plusieurs fois à La Réunion entre 1850 à 1868, et séjourne quelques mois à Bel-Air, pour y accomplir ce qu’elle considère comme sa mission sur son habitation : soigner les corps et sauver les âmes. En 1858, elle s’installe ainsi dans son hôpital et lance la construction de la chapelle de Bel-Air. Quelques années plus tard, à la suite de la crise de la canne à sucre, Mme Jurien perd tous ses biens. C’est dans le dénuement qu’elle s’éteint en 1878. Sa dépouille repose aujourd’hui dans la crypte du monastère de Prouilhe.

Florence Rivière
Présidente du Mémorial Camille Jurien

Le « Mémorial aux affranchis aux engagés du domaine de Bel-Air » se visite hors période cyclonique, sur rendez-vous. Les visites sont gratuites le 10 mai et le 20 décembre. Pour tout autre renseignement, consulter le site Internet de l’association : https://www.memorial-camille-jurien.fr/


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus