Ma surprenante « ouverture » aux thèses de la psychologie jungienne

19 décembre 2024, par Frédéric Paulus

Un « saisissement psychique » s’est produit à la suite de la vision du film « La vie et rien d’autre », (1989), de Bertrand Tavernier. Celui-ci y met en scène un colonel de l’armée française incarné par l’acteur Philippe Noiret. Ce personnage central est chargé de recenser les morts à Verdun, après la guerre de 1914-1918.
Je me serais comme “identifié” — serait-il plus juste de dire « projeté-identifié" ? — sur ce que pourrait représenter ce commandant chargé de cette difficile et pénible tâche. C’est l’évaluation des sensations qui ont émergé de mon psychisme que je souhaite comprendre.

Avant de mener une introspection évaluative de ce phénomène, il est nécessaire de présenter ce film dans ses grandes lignes. Le lecteur pourra dès lors plus facilement partager mon ressenti. Nous sommes dans la sphère subjective que nous cherchons à comprendre et si possible à objectiver, loin des scanners et des EEG.
Les acteurs principaux sont Philippe Noiret, le commandant Dellaplane, et Sabine Azéma, dans le rôle d’Irène qui cherche son fiancé dont elle se demande s’il est toujours vivant.
Il s’avère que deux jeunes femmes, Alice et Irène, sont à la recherche de l’être aimé disparu lors de la tragique guerre, le même homme en fait, à leur insu. Le commandant Dellaplane, chargé d’enquêter sur le sort des militaires partis au front et, en particulier, de désigner le « soldat inconnu » qui reposera sous l’Arc de triomphe, se lie d’affection pour l’une d’elles, Irène.
Le film commence en novembre 1920. Irène, issue d’un milieu bourgeois de la région parisienne, est véhiculée par le chauffeur de son oncle par alliance, par ailleurs sénateur. A la recherche de son mari porté disparu, elle fait le tour des hôpitaux militaires où sont encore soignés les blessés de guerre. Sa route croise une première fois celle du commandant Dellaplane qui dirige le Bureau de recherche et d’identification des militaires tués ou disparus. Il la choque par son franc-parler. Le capitaine Perrin, un collègue du commandant, est pour sa part chargé de dénicher la dépouille d’un « soldat inconnu » qui sera enseveli au pied de l’Arc de triomphe. Alice, de milieu modeste, est institutrice.

Par recoupements successifs, le commandant Dellaplane s’aperçoit que l’homme recherché par les deux femmes pourrait être le même. Des sentiments de sympathie et d’entraide se nouent entre celles qui ont aimé le même homme sans le savoir. Dellaplane ne juge pas opportun de les confronter pour les informer de ses déductions, secret à préserver. Des souvenirs différents des deux femmes se dégage l’impression que cet homme devait extérioriser différentes facettes de sa personnalité en fonction de chacune.
Malgré diverses pressions de ses supérieurs, le commandant maintient « le cap » de son éthique. Ce point est important : maintenir son éthique malgré une certaine pression, quand cela est possible, semble satisfaisant. Mais cette attitude s’infléchit lorsque le commandant s’aperçoit qu’il ressent des sentiments pour Irène. Un changement de valeur s’opère dans son esprit d’autant que, veuf, sa défunte femme n’aurait pas été “remplacée” dans son cœur jusqu’à maintenant.
Sa mission est précise. Il a reçu des crédits pour recenser les morts, non pour s’impliquer dans des compromis douteux. Ainsi, faire une déclaration de mort de plusieurs soldats sur telle commune — pour permettre à la Mairie de ladite commune de percevoir des subventions afin de construire un monument aux morts, les subventions étant proportionnelles au nombre de tués… Plusieurs scènes de négociation d’arrangements de ce genre se succèdent comme pour nous présenter les différentes facettes humaines, l’ombre de l’homme qui se manifeste même durant les moments douloureux comme ces moments d’après-guerre. Si le commandant ne juge jamais son “prochain”, pour autant il ne cède pas aux transactions douteuses.
On imagine que le film se passe autour de Verdun. Un chantier est organisé à la sortie d’un tunnel de chemin de fer. Un train de marchandises et de militaires y est resté bloqué, en partie enseveli, piégé par les Allemands. Vu de loin, le camp donne l’impression d’une “ruche”. Le chauffeur d’Irène se trompe dans l’interprétation de ses perceptions. En voyant ce camp et cette agitation, il croit que les militaires cherchent des escargots et qu’il y a une vente de charité avec des tréteaux et des objets étalés. Or en s’avançant, on s’aperçoit que ces objets sont les restes ou débris d’objets ayant appartenu aux soldats tués, autant d’indices pouvant servir à identifier les morts. Certains soldats étant déchiquetés, il est préférable pour les familles de reconnaître préalablement des objets, avant d’identifier les corps meurtris.
L’acteur, Philippe Noiret, est-il sensé représenter pour moi l’élément externe d’un “contenu” interne, d’une “structure” interne nouvelle qui réunit différents composants de mon psychisme ? Ce rassemblement de ces sous-structures (ou composants) était initialement constitué par différentes images d’hommes qui m’ont marqué par identification à eux, pendant mon enfance et mon adolescence. Progressivement lors de la vision du film, je ressens comme une synthèse s’opérer entre ces différents composants, une sorte d’intégration des éléments de mon Moi structuré de l’extérieur par ces identifications succinctement évoquées.

Les mots doivent être bien circonscrits et suffisamment précis pour désigner une impression interne, à la fois une sensation « de vie » et un sentiment de “plénitude”. Ce ne serait pas l’acteur en lui-même, dans sa réalité physique, qui aurait créé l’impression subjective. C’est la position éthique et symbolique qui émanait du rôle joué par l’acteur, en fonction de « dispositions psychiques antérieures », qui a provoqué « l’expérience ». Il est bien possible que ces “dispositions”, une sorte de “système” à découvrir, procurent une réponse explicative de l’expérience de « saisissement psychique » dite du “Soi” dont parlent les jungiens et, comme nous l’évoquerons ailleurs, les bouddhistes. Cette irruption ressentie fut pour moi comme un événement, je pourrais presque dire une “révélation”. En termes techniques, il me semble que ce genre d’expérience fut qualifié « d’expérience numineuse » par R. Otto et par les analystes qui se réfèrent à Jung. Voir de R. Otto, Le sacré, (1949) et (1995).

Cette expérience “psychique” d’identification ou de projection, mais surtout en fonction de ses vertus de dynamisation, me fait maintenant reconsidérer certaines orientations de la vie psychique. Formulée d’une façon provisoire, on pourrait dire que la sensation saisissante de l’expérience résulterait d’une forte projection d’une présentation interne qui devait m’animer grâce à ce référent externe. Est-ce l’idéal du Moi ou une sorte de disposition interne qui émergerait avec et malgré les composants du psychisme (ou les partenaires du Moi) ?
La pulsion trouverait-elle une trajectoire d’unification avec et malgré les différents « noyaux » représentatifs de mon psychisme secondaire m’animant à mon insu ? On pourrait appeler cette expérience : « clinique psychique d’une énaction de centration étant donné le caractère créatif de la perception ». J’ai l’impression qu’avec la théorie de l’énaction selon Francisco Varela, nous pouvons reformuler l’approche intuitive de Jung. Il avance une idée sur " la perceptibilité des archétypes (le commandant représentant le “Soi”) qui serait apparue en un temps où la conscience ne pensait pas encore mais percevait. La pensée (Gedanke) était objet de perception intérieure, non véritablement pensée (Gedacht) mais ressentie comme apparition, et pour ainsi dire vue ou entendue », p. 152, extrait de Psychologie de l’inconscient, in C.G. Jung, La réalité de l’âme, Livre de poche, (1998).
Le commandant incarnerait et représenterait les pourtours d’une personnalité réalisée, non jugeante, capable de sentiment (au sens jungien, c’est à dire de discrimination). En termes freudiens, incarnerait-il l’idéal du Moi ? Peut-être ! Si l’on suit ces deux pistes, on pourrait dire que le symbole inconsciemment perçu aurait intégré différents composants de ma personnalité (ou avatars du Moi) au profit d’une synthèse unifiante des composants, d’où la sensation d’unification qui résulterait du saisissement à la suite de l’expérience.

Cette idée de Jung selon laquelle la « conscience ne pensait pas encore mais percevait » nous fait nous rappeler qu’il existerait deux sources d’informations animant le psychisme. Elles seraient externe et interne. Ce n’est certes pas nouveau pour les psychanalystes qui étudient l’inconscient et les “dialogues” des désirs, des pensées, des (re)présentations… inconscientes, mais il est important, voire révolutionnaire, que les neurobiologistes le reconnaissent avec autant d’arguments matérialistes. Francisco Varela pousse très loin le savoir et la réflexion dans ce sens lorsqu’il met en avant sa théorie de l’énaction le faisant s’éloigner du connexionnisme classique.

Le psychisme s’autorégulerait en créant de nouvelles « présentations »

Le psychisme s’autorégulerait dans la mesure où les représentations sur lesquelles le Moi et les différentes structures du psychisme (névrosé ou non) se fondent lâcheraient prise au profit de nouvelles informations — « présentations » plus conformes au dynamisme de la polarité saine du psychisme. Pour introduire cette dernière notion, il serait nécessaire d’aborder une autre dimension dans l’inconscient qui pourrait prendre le nom d’ « inconscient bio-cognitif ». Le “bio” fait référence au corps, à la phylogenèse et à l’ontogenèse, le “cognitif” à l’épigenèse, à la culture et à l’acte de se repérer dans la culture, l’acte de connaissance en général dans une société donnée. Les influences qui nous touchent régulièrement n’accèdent pas toutes nécessairement à notre conscience.

C’est la connaissance ou la reconstruction de ma propre dynamique d’évolution qui a eu besoin de se réaliser au moyen d’une psychanalyse (réussie) et qui de ce fait m’a été accessible. Ceci m’a permis d’accéder à cette distinction entre psychisme sain et psychisme névrosé, les deux dimensions cohabitant.

Jung a théorisé l’effet “numineux” qui vous fait vous transformer immédiatement en ré-envisageant les perceptions extérieures tout en réalisant que celles-ci vous transforment instantanément de l’intérieur comme vous ne l’avez jamais ressenti. Et surtout lorsque vous avez une connaissance approfondie du fonctionnement du cerveau et que vous avez minimisé l’importance de la sphère subjective. Une impression de « prise de conscience » intuitive semble se révéler comme une évidence engendrant une plus grande cohérence dans votre sentiment de vous-même et dans vos acquisitions (même scientifiques).

En 1937 Jung évoque ce concept pour évoquer un dynamisme de la psyché dans « Psychologie et religion », page 114, (1958). Le “numinusum” serait une expérience du sujet indépendante de sa volonté…

Les apports non publiés de la psychanalyste Anne Altman m’auront offert une piste de travail — considérés du point de vue subjectif — au niveau de l’expérience qu’un individu peut en faire, ce qui se ressent comme un champ idéo-affectif doté de “numinosité”. Ce terme de numinosité qualifie ainsi cette expérience de saisissement, de fascination ou d’effroi devant « le mystère disproportionné du sacré ».

Quel parcours accompli après ces quatre volets tentant de préciser les arcanes et prouesses de la pulsion sans avoir pour l’instant envisagé le pire.

Frédéric Paulus
Président du CEVE, animateur du CEVOI Réunion
Expert extérieur Haut Conseil de Santé Publique


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?