On va parler des pauvres : des mots et des maux

19 octobre 2013

L’ex-syndicaliste François Chéréque, chargé par le gouvernement du programme de lutte contre la pauvreté, va bientôt passer chez nous. Il pourrait peut-être commencer par nous dire pourquoi une caissière de LIDL en Suisse, gagne plus qu’un directeur de Super U en France. On saurait alors si on va discuter autant des causes que des effets de la pauvreté.

Sinon, les élus, institutions et experts nous construiront une énième usine à gaz de dispositifs, soi-disant adaptés aux personnes et catégories répertoriées en dessous de ce qu’on appelle « le seuil de pauvreté ». Cela a bien commencé avec la récente « cartographie sociale des territoires » publiée par l’INSEE, poursuivant l’exercice de stigmatisation engendré par la Politique de la Ville. Malheur si vous êtes ciblé dans le groupe 1 !

La vraie question est de savoir la nature du lien qui existe entre le bien-être de chaque personne et son niveau de revenu. Pourquoi le fait d’acheter davantage de biens apportant confort et différenciation sociale rend-il les gens plus heureux, en voyant bien que les politiques économiques qui s’imposent à eux n’améliorent ni le bien-être, ni le bonheur ?

Les luttes « contre » mettent évidemment en relief le négatif. Les luttes « pour la bonne vie » que nous pourrions définir ensemble ne permettraient-elles pas à la Société réunionnaise dans son ensemble (riches et pauvres) de dire ce qu’est pour eux la « bonne vie » ?

Quel ordre mettons-nous dans les besoins humains décrits par l’économiste anglais Richard Layard : « Subsistance – reproduction – sécurité – affection – compréhension – participation – loisirs – spiritualité – créativité – identité – liberté » ? Où sont « les produits de haute nécessité » ?

Dans un groupe d’enfants dans la rue, accompagnés au Maroc par des éducateurs motivés que nous avons rencontrés à Fès, la subsistance arrive en 5ème position après la liberté, la compréhension, l’affection, la sécurité.

Depuis 1974, on ne sait plus très bien qui est pauvre et comment les appeler : « exclus de la croissance » ; puis en 1980 « nouveaux pauvres » ; « précaires », « subalternes » « surnuméraires » en 1990 ; « vulnérables », « fragiles » en 2000. Aujourd’hui, on ose parler d’« indésirables », traités, non pas comme des personnes, mais comme des cibles : « sujets à plusieurs » (dit-on au Québec)… qu’il faut surtout rendre invisibles.

Des jeunes aux personnes âgées, des chômeurs aux intérimaires, des handicapés aux prisonniers, des drogués aux SDF ou sans papier, il faut les mettre en règle pour les maintenir en vie, quitte à les mettre en concurrence. Cet imbroglio conduit parfois à réactiver l’autoritarisme politique (et policier) ; à décréter que certains sont « non intégrables », jusqu’à envisager des traitements punitifs si une insoumission venait troubler l’ordre républicain.

M. Foucault a été très dur, mais juste : « le discours a fabriqué le sujet ; les vulnérables le sont devenus ». Un courrier de Georges Arhiman (10 octobre dernier) a décrit parfaitement ce type de mécanisme.

Il nous faudra être très attentif au contenu des travaux qui seront menés.

Va-t-on remettre en cause un système qui cherche à rendre les inégalités plus acceptables, pour retrouver enfin la lumière de notre triptyque républicain : Liberté, Égalité, Fraternité, sans oublier que des personnes choisissent une vie pauvre, soit spirituellement, soit en renonçant à la surconsommation.

Quels discours seront tenus : soumission ou dignité ? Égalité des chances ou égalité des droits ? Compassion ou sursaut démocratique ? Va-t-on parler au nom des pauvres, ou vont-ils parler eux-mêmes, libres de toute dépendance de leurs aides ?

Nous aurons gagné, si cette « descente » parisienne peut ouvrir un grand chantier réunionnais démocratique, et d’éducation populaire, où les pauvres pourront en prenant notre temps « détaker la langue » librement, autant que les riches, enclenchant une forme d’autoévaluation de leurs besoins humains, de leurs bonheurs et de leurs détresses, au-delà de la plainte. Nous découvrirons sans doute ensemble, chacun avec sa vérité, le chemin de la fraternité. On parlera enfin d’un projet de cohésion sociale, et non de fracture.

« Rétablir l’harmonie du monde » comme nous y invite Mario Serviable, en célébrant le centenaire de la naissance de Camus : « un pauvre parmi les pauvres », qui a reçu le prix Nobel, en choisissant de « sortir de la pauvreté par l’éducation ».

Marc Vandewynckele


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