Pour un monde du travail décent, soutenable et participatif

29 janvier 2020, par Reynolds Michel

Il est inévitable de travailler plus longtemps parce qu’on vit plus longtemps. C’est la petite musique qu’on entend de la part des membres de l’exécutif pour justifier leur réforme des retraites en mettant en avant l’équilibre du système financier, parfois avec une petite touche de mépris pour celles et ceux qui refusent cette fausse logique. Ecoutons le ministre de l’Éducation nationale : « Tout le monde comprend bien que quand on vit plus longtemps il faut travailler plus longtemps. Certains sont en grève parce qu’ils ne comprennent pas tout » (sur RTL, 02/12/2019). Même chez nous où un actif Réunionnais sur quatre est sans emploi et où la jeunesse non étudiante est en mal d’avenir ‒ un taux de chômage de 42 % ‒ on fredonne sans sourciller la même petite musique (Cf. Le Quotidien du 14/01/2020).
Fausse logique, écrivons-nous plus haut, car si la durée de vie s’est allongée, c’est précisément parce qu’on a conquis un droit à la retraite et baissé le temps de travail. Du reste, l’espérance de vie, en France, selon l’Institut National d’études démographiques (INED), est au ralentissement : elle stagne autour de 82,5 depuis quelques années (INED, avril 2019). Mais le plus grave pour notre propos est la réduction du travail à sa valeur instrumentale, une ressource, une “machine” à produire, à produire toujours davantage. On oublie dès lors que le travailleur est plus grand que son travail, et qu’avant d’être un travailleur, il est une personne dont la dignité est inaliénable. D’où la revendication d’un travail décent pour l’Organisation internationale du travail (OIT) ou d’un travail soutenable pour d’autres institutions.

Des conditions de travail de plus en plus contraignantes

Une enquête sur les conditions de travail en Europe (EWCS), conduite en 2015 par la Fondation européenne pour l’amélioration de travail en Europe (Eurofound), montre que les conditions de travail heurtent de plus en plus les aspirations des personnes en situation de travail. Outre l’accroissement de l’insécurité de l’emploi, la compétition et l’excellence à tout prix, la perte de sens à sa tâche et le manque de reconnaissance règnent dans de nombreux environnements professionnels. Et beaucoup de salarié-e-s doutent de leur avenir professionnel même si la majorité d’entre eux ont le sentiment de bien faire leur travail (80 %) et d’être utiles (84 %).
Les nouvelles formes d’organisation du travail (NFOT) qui se sont progressivement mise en place à partir des années 1980 ont profondément modifié la manière de travailler et les critères de définition de la qualité du travail. Les travailleurs ont dû s’adapter à de nouveaux modes d’organisation du travail reposant sur la flexibilité, les réseaux, les nouvelles technologies, les flux tendus… Il fallait, disait-on, répondre plus efficacement à une économie mondialisée et financiarisée en constante compétition et évolution. Corollairement le vocable de la souffrance au travail (stress, épuisement professionnel, dépression, harcèlement, suicide) a émergé pour exprimer les difficultés vécues par de nombreux salarié-e-s dans ce nouveau contexte du travail. Pour faire face à ces nouvelles situations contraignantes favorisant l’apparition des risques psychosociaux (stress, anxiété, burn-out, suicide ‒ les suicides chez France Télécom), l’Union européenne a alors mis en avant la notion de qualité du travail, devenu un objectif à part entière en 2001 ‒ de préférence à celle de travail décent [1] utilisée par l’Organisation internationale du travail (OIT).

Le travail n’est pas le tout de l’homme

Ces changements, il convient de le souligner, se sont opérés dans un double contexte. D’abord dans un contexte d’évolution du profil de la population active où les femmes sont de plus en plus présentes sur le marché du travail et où le niveau moyen de qualification des travailleurs a considérablement augmenté. Et, en second lieu, dans un contexte d’aspiration à l’épanouissement et au développement personnel (s’épanouir dans son travail, développer ses compétences, trouver du sens à sa tâche, être reconnu et utile, etc.). Ces attentes dites « expressives » de plus en plus fortes à l’égard du travail se sont heurtées à ces nouvelles formes d’organisation du travail générant de nouvelles insatisfactions et fractures dans le monde du travail. Et ce d’autant plus que les initiatives politiques en faveur de la qualité du travail ont assez vite cédé la place à la flexicurité ou flexisécurité (stratégie combinant la flexibilité et la sécurité sur le marché du travail). Une flexisécurité qui, de l’avis de spécialistes de la politique européenne, s’est concrétisée par un surcroît de flexibilité assorti de bien peu de sécurité (Cf Serrano Pascual, 2012).
Dans ce contexte de crise du travail, la question de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée est revenue en force et s’est s’imposée à l’ordre du jour. La notion d’équilibre est ici intéressante parce qu’elle pose la question de la place du travail dans l’ensemble de l’existence humaine. Selon une recherche de grande ampleur menée par Dominique Méda et Patricia Vendramin (2016) dans six pays européens, le travail n’occupe plus la place centrale qu’elle occupait autrefois dans la vie des gens. Elles observent le passage d’une « éthique du travail comme un devoir » à une « éthique de l’épanouissement » dans le travail en identifiant trois types d’attentes propres aux travailleurs de ce temps : assurer la sécurité d’existence (revenu, sécurité de l’emploi), être un pourvoyeur de lien social et satisfaire les attentes expressives de plus en plus fortes des salarié-e-s (réalisation de soi, sentiment d’utilité…). Si le travail garde une valeur importante, il n’occupe plus toute la place. Ils/Elles expriment aussi le souhait de pouvoir s’épanouir dans d’autres sphères de vie ‒ personnelle, familiale, professionnelle, sociale, citoyenne…‒ qui contribuent toutes à leur construction identitaire. Redéfinir les conditions et le bon temps de travail devient alors une nécessité. Et le bon temps de travail, il faut le dire et le redire avec force ici, c’est celui qui permet à tous de travailler [2].

Un monde du travail soutenable

Des recherches menées à la suite d’un certain nombre d’enquêtes sur les conditions de travail en lien avec les risques psychosociaux et le vieillissement de la population active ont donné naissance au concept de système de travail soutenable puis, dans le champ politique, à une réflexion sur concept de travail durable ou soutenable ‒ concept qui trouve son origine dans la notion de développement durable (rapport Brundtland, 1987). L’approche du travail soutenable est une approche qui prend en compte l’individu au travail dans sa globalité, avec ses caractéristiques, ses contraintes et son parcours. Elle suppose une organisation compatible avec les rythmes biologiques et une prise en compte des attentes expressives des travailleurs (Patricia Vendramin, Travail soutenable : un concept qui prend vie, PreventFocus, 20/10/2016).
Cette approche, disons-le pour conclure, est en phase avec le Socle européen des droits sociaux (17/11/2017) et avec une Europe qui veut porter les enjeux de la durabilité au plus haut niveau politique et en faire sa stratégie à l’horizon 2030 (Reflection Paper sur les Objectifs de développement durable, 01/02/2019). Elle peut, à bon escient, contribuer à une réaffirmation des principes humanistes et sociaux de la Déclaration de Philadelphie (OIT, 1944), et nous mener vers un monde du travail décent, soutenable et écologiquement durable pour tous les hommes et toutes les femmes.

Reynolds Michel

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