Dans le 7ème art, le Musée Léon Dierx de Saint-Denis et l’École des Beaux-Arts du Port poursuivent avec la DRAC une expérience unique par la qualité des projections cinématographiques (une seule en vidéo, tout le reste en "vrai" cinéma) et par celle des films comme des invités : c’est "Cinéma expérimental". Je découvre à l’instant le programme de l’édition 2003. (1)
Sous le titre de "Cinéma expérimental", on trouve plein de choses différentes, et même parfois difficiles à relier entre elles, mais l’essentiel est de dire que bien des séances sont publiques et qu’il faut ne pas les manquer.
La rareté fait le prix de l’art. Cette raréfaction parfois est suspecte, mais quelles... plus-values ! Le cinéma expérimental est l’une des provinces de cet empire éclaté mal aimé : l’art contemporain, qui déferle sur notre île kitsch depuis quelques années...
Cependant les cinéastes expérimentaux n’ont pas souvent fait fortune : cela se saurait. L’un des plus prestigieux, en URSS, fut "enfermé dans un placard" par les staliniens, comme fou. Cela lui a évité d’être liquidé : c’est Dziga Vertov, dont on pourra voir l’extraordinaire "L’homme à la caméra".
Un jeune réalisateur engagé dans l’action, Nicolas Rey, présente et commente un choix de films tout à fait exceptionnel, et je ne peux qu’inciter les lecteurs à alller les voir au Port comme à Saint-Denis et Saint-Leu, car cette occasion ne se représentera pas de si tôt.
De plus, citons Léo Ferré, qui a « l’honneur de ne passer jamais à la télévision ». Eh bien ces films, il y a peu de chances que vous les y découvriez.
Maintenant, n’étant pas, pour cette fois, à l’origine d’une programmation exigeante et peu démagogique - et celle-là peut mériter ces qualifications -, je peux me hasarder à poser la question qui sans cesse se pose aussi bien dans certaines actions culturelles de Village-Titan, que dans mes cours de culture générale - 7ème art aux Beaux-Arts : pour qui, tout cela, puisque les spectateurs ne sont pas préparés ? Et souvent... ne lisent pas ?
La belle affaire ! La légitimation culturelle "de classe", pour beaucoup (analysée par Pierre Bourdieu) répondra à cette question. Mais il y a aussi ceci : la société bureaucratique de consommation dirigée, justement, elle nous prépare, nous fait saliver pour des produits. Là, pas de "produits" !
Ce cinéma-là, lui, est hors de "La société du spectacle" (titre de l’un des films exceptionnels que l’on peut voir cette semaine). Ce cinéma-là veut, entre autres choses, déclencher des moments rares, casser les stimuli-réponses et créer des moments uniques, des retours aux perceptions de base, aux surgissements de l’inconscient, en nous, en groupe.
Dziga Vertov, Guy Debord... Le réalisateur invité, Nicolas Rey (à ne pas confondre avec un romancier-gadget-mode lancé en ce moment par la mediocritas-médiocratie parisienne) ni avec le grand réalisateur américain défunt Nicholas Ray), n’y est pas allé de main morte...
Et je repense à cette réflexion d’un étudiant de 1ère année des Beaux-Arts me soufflant : « Là, j’aime bien ce genre de film documentaire, par rapport à ceux que vous nous passez d’habitude ». Il parlait d’un film documentaire d’Eric Delacourt sur Louis de Funès. Film carré, efficace, discret dans sa démarche mais pas niais, narratif et biographique, analysant une réussite (schéma à l’américaine). Nous étudions ensemble cinéma du réel et les cent facettes de "L’art du doc."
Le programme actuel de films proposés et présentés par Nicolas Rey (avec aussi un atelier de "Found Footage") va les mettre dans le plat, les pieds !
Des spectateurs totalement impréparés, ignorant tout du Lettrisme, du Situationnisme etc… vont réagir comment ? Qui se soucia à La Réunion en 95 du suicide de Guy Debord, à part Antoine Du Vignaux et Laurent Segelstein à Jeumon Arts Plastiques ? La Réunion, une île à laquelle le clan Debré... cacha Mai 68… ! Une île où l’on ne se mit à lire Aimé Césaire que... parce que c’était au programme du Bac ! Et où l’inculture fait florès en se déguisant en culture. Lire à ce sujet, notamment, les textes très durs de Riel Debars, poète réunionnais.
Mais une œuvre a ses arguments plastiques immédiats, loin du discours culturel, même si de celui-ci elle fait parfois comme un... matériau. Cela, aussi, et surtout, fut le propos simple de l’art : ne plus parler, gloser, être là. Sacrément là.
Ou bien ceci : sentant intuitivement que c’est dans la "doxa" (dogme, discours et connaissances requis pour accéder aux grades) de l’art contemporain et du système-des-écoles et centres d’art plus ou moins acoquinés, les étudiants vont... raffoler de tout ça, même sans en comprendre le "background". Qu’importe : ce sera "in".
À voir, à suivre : [email protected]

Alain Gili,
Le Port