Sudel Fuma et les valeurs du 20 décembre

22 décembre 2014, par Courrier des lecteurs de Témoignages

Photo Toniox

Au risque d’agacer ceux qui, ne connaissant pas suffisamment le professeur Fuma, lui attribuaient de bien sombres intentions, notamment dans sa volonté de vulgariser le fruit de ses recherches sur l’esclavage à l’île Bourbon, je voudrais de nouveau parler de lui. En 1992, l’historien Hubert Gerbeau disait de son ami chercheur Sudel Fuma, dont il fut le directeur de recherche : « Personnellement, j’aime que, sans faire d’histoire, mais les racontant fort bien, Sudel Fuma fasse de l’histoire en historien » [1]. C’est là un beau compliment, et qui n’a rien d’une flagornerie. Car le chercheur n’était pas seulement à l’affut de tout ce qui pouvait éveiller les consciences de ses compatriotes réunionnais, mais il avait également une belle plume. Et il n’écrivait pourtant pas que pour l’esthétique et le charme de la langue française, ou pour faire découvrir sa propre sentimentalité. Sudel Fuma ne s’est jamais prétendu poète ou admirateur du lyrisme moderne, dont il dénonçait en riant un certain hermétisme. Il aimait plutôt lire le concret des romans historiques, et je pense sincèrement qu’il avait acquis cette passion de son directeur de recherche [2]. Un de ses derniers ouvrages personnels, « La révolte des oreilles coupées [3] », relatant le soulèvement des esclaves de Saint-Leu en 1811, est d’ailleurs, dans toute sa première partie, du style du roman historique [4]. C’était la première fois qu’il s’y essayait, et il y avait fort bien réussi, démontrant ainsi qu’il n’était pas un historien « froid », purement descriptif, incapable de traduire les souffrances de ceux que Lucien Febvre appelait « les masses d’hommes anonymes ».

L’homme de cœur

Oui ! Sudel était un véritable humaniste. Il ressentait au plus profond de son être la souffrance psychologique de l’autre. Je ne vais pas me répéter. Son attitude à l’égard de ma famille, à Nosy Bé en mai 2005, et dans les mois et les années qui suivirent, démontrait à chaque instant qu’il partageait notre douleur. Sudel Fuma prenait surtout à son compte les souffrances collectives. L’affaire des enfants réunionnais exilés en métropole, dans les années 60-70, était devenue sa propre cause, comme s’il avait été lui-même déporté. Grâce à son action énergique pour faire connaître ce drame, ceux qui ont connu le calvaire d’une enfance sacrifiée, volée pour on ne sait quelle « bonne » raison d’Etat, ont enfin pu se reconstruire. Ils ont libéré leur âme de l’injuste silence dans laquelle on l’avait enfermée. Ils ont pu parler publiquement de leur histoire personnelle, que des administrations nationales mais aussi locales avaient mis au secret… une histoire dont elles refusaient de citer les noms, tant des victimes que des responsables. Comment ne pas évoquer aussi la tendresse dont faisait preuve Sudel Fuma à ses enfants et à sa compagne Mylène, victime d’une terrible maladie en 2007 ? Se remémorant les mois d’incertitudes sur le résultat d’une opération chirurgicale à haut risque, les longues semaines de coma artificiel, puis de traitement « lourd » à domicile, dans l’émission Alanoula de Réunion 1ère d’octobre 2012 avec Rocaya, sur le marché forain de Saint-Paul, Sudel n’avait pu empêcher ses larmes de couler. « Je suis comme ça, disait-il après coup, le souvenir d’une épreuve pénible peut me submerger ».

Le scientifique

Rarement, j’ai vu un intellectuel aussi actif. Il était sur tous les fronts et les menait tous en même temps. Il pouvait à huit heures du matin être présent à une conférence de presse, pour annoncer une série de manifestations, dont un séminaire marquant le trois-cent-cinquantième anniversaire du peuple de La Réunion, deux heures plus tard assurer un cours pour ses étudiants de master d’histoire, à midi déjeuner d’un sandwich dans son bureau de la chaire UNESCO, en préparant la venue de conférenciers de Madagascar, de l’Inde ou d’Europe, l’après-midi se rendre à un rendez-vous à la Région, et le soir même se retrouver chez nous, à la Renaissance, pour récupérer quelques fruits à pain et discuter de mon sujet de thèse. Il donnait l’impression de n’être jamais fatigué. Comme il agissait constamment à l’extérieur, il n’était pas forcément présent au moment où on l’attendait à l’université. Mais Sudel Fuma reste le scientifique de l’histoire le plus populaire de La Réunion. Puisque je parle de science historique, parlons de ce sujet qui fait souvent polémique dans le milieu universitaire. Pour quelques pontifes, ne peuvent être considérés comme historiens que les chercheurs fouilleurs d’archives. C’est « bien », lorsque le sujet étudié possède de nombreux témoignages écrits. Mais, s’agissant de l’île Bourbon comme d’autres lieux d’asservissement, quel esclave a pu y laisser un seul mot écrit de sa main ? Ceci explique parfaitement que, pour parler de l’histoire de l’esclavage à La Réunion, Hubert Gerbeau ait intitulé un de ses livres « Les esclaves noirs. Pour une histoire du silence [5] ». D’ailleurs, et ses étudiants actuels en témoigneront autant que moi, le professeur Fuma ne traînait guère dans les archives départementales qui portent aujourd’hui son nom. Il savait qu’il aurait trouvé ces preuves officielles de l’esclavage à Bourbon, bien au-delà des frontières de son île, à Londres par exemple, où il s’était rendu dans les archives coloniales en 2010 [6], avec un traducteur, pour rapporter les actes du procès de condamnation des esclaves révoltés de Saint-Leu de 1811.

Bien que descendant d’esclave, il n’avait pas un but revanchard, mais simplement de rétablir la vérité historique. Car, sans la vérité sur les exactions violentes, d’un côté comme de l’autre, il ne peut et il ne pourra y avoir de réconciliation. L’esclavage fut une grande et interminable violence faite aux Noirs. Les rares révoltes de ces derniers, provoquant la mort de quelques grands propriétaires blancs, étaient violence également. Une seule différence : pour deux Blancs assassinés, plus de 150 Noirs tués en 1811 [7], et au moins 18 décapités pour l’exemple en 1812, à la suite du procès ! Voilà ce que l’ami Sudel voulait révéler à notre société créole de La Réunion. Oui, il était noir de peau, mais il n’en faisait pas un complexe d’infériorité ou de supériorité. Il avait grandi au milieu d’une majorité de familles de Petits-Blancs, au Tampon, et savait que ces gens-là ne cultivaient pas le racisme, au sens où le CRAN, la LICRA ou le MRAP le dénoncent aujourd’hui. Et cela ne l’empêchait pas de montrer fièrement son amour de Madagascar, n’hésitant pas à donner la parole à ses amis malgaches en exil, dans des débats de société qu’il était le seul à organiser à l’université.
Il avait été pourtant témoin et surtout victime d’une forme d’ostracisme néo-colonial particulièrement odieux, l’an dernier, à propos d’une opération de fouille archéologique sur l’île Tromelin. Le ministre français des Outre-mer, visitant l’océan Indien, avait omis (ou refusé) de lui transmettre une invitation à accompagner sa mission archéologique sur le minuscule ilot de Tromelin, là où Sudel s’était déjà rendu quelques années auparavant, pour retrouver les traces d’esclaves abandonnés par un bateau négrier au milieu du XVIIIe siècle. L’historien réunionnais le plus qualifié en matière de traite et d’esclavage dans l’océan Indien n’avait donc même pas été invité à la pose d’une plaque à la mémoire de ces hommes et de ces femmes, que des Blancs avaient lâchement abandonnés à la soif, la faim et la folie. J’avais, de ma propre initiative, rédigé une longue diatribe sur cette exclusion inadmissible à l’encontre de mon directeur de recherche, article publié d’abord dans le journal Le Mauricien du 29 avril 2013 [8], repris dans l’Express de Madagascar et dans les quotidiens de La Réunion quelques jours plus tard. Nul n’est prophète en son pays, dit le proverbe. Celui qui avait été nommé, en 2011, membre du Comité mondial des Experts de l’UNESCO sur les itinéraires de mémoires de l’esclavage, et co-rédacteur du Comité des Experts mondiaux pour la réalisation du 9e volume de l’Histoire générale de l’Afrique, ne méritait pas, aux yeux d’un ministre de la France, d’apporter sa contribution à une mission archéologique, sur les conditions de la traite négrière dans l’océan Indien. Le professeur Fuma avait simplement dit, après avoir lu mon article qui n’avait pas encore été publié : « Le dernier moment de l’histoire du colonialisme consiste à coloniser l’histoire du colonialisme ». Je m’étais naturellement empressé de reprendre cette phrase dans ma conclusion.

L’artiste en herbe

Sudel n’a pas eu le temps de révéler toutes les facettes de sa personnalité, notamment ses dons artistiques. Il commençait tout juste à écrire des chansons et à composer des airs avec sa guitare, après avoir appris quelques accords. Je pense ne pas me tromper en disant qu’il s’est produit publiquement pour la première fois en 2012, puis l’an dernier [9], à la faculté des Lettres, accompagné par Gilles Fontaine pour l’exécution de ses propres morceaux, puis en se joignant à Renésens pour des ségas et des maloyas traditionnels de La Réunion. Plus souvent, nous jouions ensemble, au cours de repas conviviaux. Ses mélodies étaient certes très simples, mais elles restaient dans la tête comme on dit. Quant aux paroles qu’il écrivait, elles étaient à l’image de leur auteur, toutes à la fois douces, un peu malicieuses et parfois très engagées.

Au final, ce qui distinguait le professeur Sudel Fuma, c’était d’abord sa simplicité, sa gentillesse, sa générosité. D’une grande fidélité dans ses relations amicales, il n’était pas l’homme des complots, ni celui des compromissions pour obtenir telle ou telle faveur, tel ou tel poste. Je me souviens qu’il m’avait révélé qu’une « chargée de cours », à la faculté des Lettres, étaient venue le voir trois fois, pour lui proposer de cesser d’être mon directeur de recherche. Inutile de s’étendre sur les raisons de cette requête si peu académique. Le fait est qu’il refusa poliment mais fermement d’accéder à la demande. C’était surtout cela qui caractérisait Sudel : le sens de l’amitié, de la parole donnée, de la justice et de l’intégrité. Que ces valeurs s’inscrivent dans ce 20 décembre 2014, fête de l’abolition de tous nos esclavages.

Dominique Aupiais

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