Une révolte jeune pour tenter de répondre à de vieux problèmes

7 mars 2012

Dix communes sur vingt-quatre ont connu les flammes, les courses poursuites et les cris durant près d’une semaine.
Maintenant que le plus gros des traces semble être effacé, maintenant que les tentatives de récupérations et de salissures ont cessé, on peut dire sereinement que lorsque sur un territoire composé de vingt-quatre communes, les jeunes de dix de ces communes se soulèvent, il y a un problème ou un ensemble de problèmes dont il faut s’occuper urgemment.
A quoi avons-nous assisté ? A un déchaînement de violences gratuites et sans but ? Non ! A une « orgie carnavalesque » ? Non ! A une semaine de pulsion barbare opportuniste, non ! A un tsunami social ? Non plus !
Malgré les flammes, malgré les victimes qui ont perdu leur outil de travail, le moyen d’aller travailler, ou même l’investissement de toute une vie. Nous n’avons assisté qu’au débordement d’une coupe.
Parce que la coupe était pleine des cinquante-deux pour cent des Réunionnais vivant sous le seuil de pauvreté. Parce qu’elle était pleine de tous ces jeunes sans emploi, sans avenir, parce qu’elle était pleine de leur volonté de travail que l’on ignore pour continuer à les faire passer pour des paresseux, des assistés, des cagnards.
La coupe était pleine aussi de ces difficultés à vivre même la pauvreté dans un contexte où le niveau des prix fixés de façon opaque rend la vie et même la pauvreté chaque jour, chaque mois plus pénible. La coupe était pleine de toutes ces choses qui se décident pour nous et sans nous.
Cette coupe qui s’apparente souvent à un pot de chambre, que d’autres ont rempli à force de venir s’y soulager. Elle a débordé parce qu’enfin les jeunes de notre pays ont décidé qu’ils ne voulaient plus le porter.
Il fallait que cela déborde pour éclabousser ceux qui depuis des décennies se sont repus et enivrés d’une situation sociale qui divise la Réunion en deux : « sat i kont é sat lé bordé ». Depuis Sarda, l’obsession du pouvoir économico-politique est le maintien de la « cohésion sociale » entendue comme la perpétuation d’un système où une minorité profite, tandis que les autres croupissent. Ceux qui profitent se donnent bonne conscience en essayant de se convaincre que les Réunionnais ne travaillent pas parce qu’ils ne le veulent pas, qu’ils sont pauvres parce qu’ils le méritent. Ceux qui croupissent, eux sont priés de se taire.
L’héritage du système plantationnaire pèse encore aujourd’hui sur les mentalités et la façon dont les Réunionnais vivent leur rapport au travail, leur façon de vivre les inégalités sociales et les relations de dépendance (cf Nicolas Roinsard : "Les défis de l’intégration de la jeunesse réunionnaise"). Les études faites sur les sociétés qui ont subi le système plantationnaire montrent une intériorisation durable de l’acceptation d’une position sociale inférieure.
Mais la jeunesse réunionnaise d’aujourd’hui qui a bénéficié en grande partie d’une scolarité plus longue est tiraillée entre cet héritage issu d’une société traditionnelle, rurale, où le cadre familial et la notion d’entraide tenaient une place importante, peut être pour contrebalancer le fait que la pauvreté était acceptée et intégrée. Et un modèle importé de l’hexagone qui met en avant une société moderne, ouverte, avec un individualisme forcené et une participation à la société de consommation.
La coupe a débordé parce qu’elle était pleine de tout cela et qu’à tout cela, il faut encore ajouter les silences de connivence de la plupart de nos politiques locaux. Il faut encore ajouter l’aigreur du mépris, du manque de reconnaissance dont souffrent notre langue, notre culture.
Maloya patrimoine de l’UNESCO, oui bien sûr ! Mais où est le créole à l’école, où est le créole dans l’espace public, où est l’enseignement de l’histoire qui devrait nous rendre fiers, ou au moins éclairer le chemin parcouru par nos ancêtres ?
Loin de respecter ou d’encourager une visibilité, un enseignement de la langue, de la culture, de l’histoire réunionnaise ou encore d’installer définitivement un réel observatoire des prix à La Réunion, l’hexagone influence la société réunionnaise d’une part, économiquement, par des transferts publics dont la sur-rémunération des fonctionnaires est une des modalités les plus visibles. Nous ne pourrons pas éviter la mise à plat de ce problème plus longtemps, même si certains jugent que le simple fait de poser la question relève de la perversité.
La sur-rémunération entre en ligne de compte de par ses effets sur l’économie réunionnaise : elle soutient la demande et l’emploi, elle augmente le niveau des prix locaux et favorise les secteurs de consommation non exposés à la concurrence et les importations au détriment de l’investissement et des exportations, elle bénéficie directement aux ménages dont le revenu de base est le plus élevé. Par ailleurs, la grande distribution se fonde sur la sur-rémunération des fonctionnaires afin de fixer certains prix.
Nous devons en parler aussi parce que les distorsions qu’elle crée dans l’économie viennent compliquer la prise de repères de la jeunesse réunionnaise qui est également comme le souligne certains sociologues et anthropologues victime de l’acculturation provoquée par les transferts symboliques venus de l’hexagone et « véhiculés par le mass média, la publicité, les effets de démonstration des métropolitains dans l’île ». La question qu’ils posent est pertinente : comment faire cohabiter pauvreté intégrée et société de consommation ?
La coupe était pleine de ces conflagrations, de ces télescopages, de rêves brisés et de boussoles cassées.
Il y a des politiques, des syndicats, des intellectuels, mais aucun de ceux-là ne fait partie de ceux pour qui on a réclamé des peines exemplaires, aucun de ceux-là ne fait partie de ceux « qui paient pour que les choses avancent ». De cela aussi la coupe est pleine.
Cette coupe débordera encore si on ne la vide pas. Elle débordera encore parce qu’elle le doit.

Armel Bataille


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?

Messages


Témoignages - 80e année


+ Lus