L’enfant ogre

27 juillet 2012

’Handicapable !’ est le nom d’une rubrique bi-hebdomadaire qui couvre les vacances d’hiver et dont l’objet est d’évoquer non tant le handicap que le handicapé à travers des histoires qui le mettent en scène. Les récits qui vous seront proposés les mardis et vendredis cherchent à faire découvrir ce que représentent les mots — parfois inquiétants — de myopathie, de dyslexie, d’autiste, de mutisme, de paraplégie, de trisomie..., et à nous rendre plus proches ces affections, au double sens du terme. Mieux regarder le handicap est le défi d’’Handicapable !’.

La dyslexie — 2 —

« Combien de fois as-tu recopié la phrase ?

- Cinq : 5 fois.

- Et après ?
Org leva les yeux vers le plafond comme pour y chercher quelque chose : - Disparu.

- Tiens donc ! »
Le professeur lut la copie de l’élève, il y avait :
« Un mot a été mangé.
Un a été mangé.
A était mangé.
Été mangé.
Mangé. »
Et puis c’était tout. La phrase s’était raccourcie jusqu’à disparition totale.
« Tu peux m’expliquer ça ?, demanda le professeur.
- Il n’y a plus rien après..., se contenta d’ajouter l’ogron.
- Mais la phrase : qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?

- Elle s’est mangée elle-même... Jusqu’au verbe manger qui s’est dévoré lui-même.

- Tu peux m’expliquer ?...

- Ben, “Un mot a été mangé”, le mot “mot” a donc disparu : c’est lui qui a été mangé... Puis dans “un a été mangé”, c’est le “un” - normal. “A été mangé”, c’est au tour du A, il a donc disparu. Ensuite “été” a été dévoré. Il restait le mot “mangé” qui s’est dévoré lui-même. Après ça, je ne pouvais pas continuer : il n’y avait plus rien.

- Bon... Je vois... On se retrouve demain ».

Org sortit de la salle.
Symptomatique. A ce compte-là, l’élève n’allait rien apprendre, ou n’apprendrait que des bouts de leçons qui ne lui serviraient à rien, qui lui embrouilleraient plutôt la cervelle. Il fallait réfléchir.

La semaine d’après, le professeur proposa à la classe une récitation qu’il fit d’abord répéter afin que tous s’imprégnassent de son rythme. Seulement après, il l’écrivit au tableau. Les élèves recopiaient la chanson, couplets et refrain, et le professeur en soulignait la construction, marquait l’importance des répétitions, des parallélismes, des symétries, de sorte que les élèves perçoivent chaque mot comme une nécessité. Il fallait faire comprendre à la classe qu’en ôter un aurait été cassé la chanson. Il fallait que les élèves sachent que chaque mot est individuellement et collectivement une partie du poème, que chaque partie est responsable du tout, comme les élèves dans une classe, ou bien comme dans une cathédrale où chaque pierre s’emboîte l’une à l’autre et supporte l’ensemble.

Ce poème, le voici :
« Pour monter au cocotier, cocotier, cocotier, Pour monter au cocotier,
Il faut avoir les bras musclés...
OUI MAIS
Pour avoir les bras musclés, bras musclés, bras musclés,
Pour avoir les bras musclés,
Il faut boire du lait de coco...
OUT MAIS
Pour boire du lait de coco, lait de coco, lait de coco,
Pour boire du lait de coco,
Il faut monter au cocotier... »

Lecture et relecture à haute voix. Ce fut au tour d’Org de le lire sans rien omettre. Embarqué dans le rythme, il s’arrêta à cocotier.
« Et après ?, demanda le professeur.
- Après... c’est terminé.

- Pas du tout. Voyons, relis le dernier vers et après le premier... ».
L’élève comprit que la fin c’était le début, que la chanson était infinie comme une rivière. Tous les matins, Org devait répéter la chanson sans rien omettre. Il lui arriva même de ne plus s’arrêter d’être pris par la mécanique du poème. Le professeur n’utilisa plus que des poèmes versifiés et des chansons au rythme entraînant.
Comme ce poème de Laforgue enserrée dans sa gaine mélodique :
« Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Filons, en costume,
Présider là-haut.
Ma cervelle est morte.
Que le christ l’emporte !
Béons à la Lune,
La bouche en zéro
 »

(Suite dans le numéro de mardi)


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