Patrick Singaïny, journaliste et intellectuel réunionnais

« Toujours possible de définir un projet de société d’un genre nouveau à La Réunion »

23 janvier 2009

Les 3, 5, 6 et 7 janvier dernier, ’Témoignages’ a publié une interview de Paul Vergès réalisée par Patrick Singaïny. Aujourd’hui, c’est Patrick Singaïny qui est interviewé par ’Témoignages’...

Patrick Singaïny, pourriez-vous nous relater votre parcours ? Pourquoi avoir décidé de partir vivre en Martinique ?


- En partant de mon île natale en septembre 1988, je n’avais aucunement l’intention de gagner la Martinique. Comme bien des nôtres, je me suis envolé pour la France afin d’effectuer mes études supérieures. A ceci près que je les envisageais surtout comme moyen de mieux connaître mon monde et, ce faisant, comprendre les méandres de ce que je concevais alors comme des dysfonctionnements d’ordre culturel dans notre société. En effet, versé dans les arts visuels, j’avais à cœur de percer à jour les rouages mentaux qui produisaient des jugements négatifs des regardeurs hexagonaux face à la réception de nos créations picturales (« trop jolies », disait-on). Et, dans ce droit fil, je voulais comprendre pourquoi des gens venus de l’extérieur s’arrogeaient le droit, du haut de leur pseudo préséance, d’introduire - en lieu et place dans notre paysage mental - de l’art conçu par eux comme contemporain. Qu’y avait-il de si négatif à produire de l’art plaisant à nous-mêmes et que se cachait-il derrière notre incapacité à enrayer la main mise sur ce que nous avons de plus cher : notre âme, notre art ? Finalement, j’étais parti à la recherche de moi-même et désirais alors, à l’issue de cette quête, réussir à proposer aux Réunionnais un art marqué par notre sensibilité, capable d’être hissé au plus haut niveau du marché de l’art contemporain. Quelle gageure !
La rencontre avec la Martinique était comme inévitable car dès le campus universitaire, j’ai délibérément choisi de fréquenter des personnes dont la culture était issue de la même genèse que la mienne : l’esclavage français régi par le Code Noir. C’est donc en voulant éprouver ma réunionnité que je me suis confronté avec une identité certes similaire à la mienne, mais ô combien diamétralement opposée.

Quelles sont les raisons qui vous ont amené à proposer une interview à Paul Vergès ?


- En Martinique, j’ai commencé mon activité de journaliste à l’hebdomadaire socio-politique “Antilla” animé dans les années 90 par Bernabé, Chamoiseau et Confiant. Dès mes débuts, c’est son directeur de publication, Henri Pied, qui m’a rapidement affublé de cette étiquette d’intellectuel. La liberté d’écrire sa réflexion personnelle - bien sûr, la plus pertinente au possible - était une marque de fabrique du journal. Très rapidement, à l’écoute des idées de Glissant et des tenants de la Créolité, je me suis forgé une réflexion singulière sur l’identité en milieu post-colonial français en tendant une passerelle entre la martinicanité et la réunionnité. C’est à la suite de ma rencontre avec Aimé Césaire que j’ai commencé à reconnaître (dans le sens ressentir) ma propre réunionnité en même temps que mes limites à m’approprier le projet identitaire martiniquais. C’est en m’exprimant virulemment sur l’article 4 du projet de loi du 23 février 2005 (qui évoque l’aspect positif de la colonisation) que j’ai enfin assis cette réunionnité au cœur même de mon identité debout. Ce parcours n’est pas aussi atypique qu’il pourrait paraître : mes grands-pères -Pierre-Antoine Hérode et Guy Singaïny - étaient communistes. Paul Vergès était le héro de Guy. Quand, par les heureux hasards de la vie, j’ai dû rentrer un moment au pays en juillet et août derniers, j’ai profité du temps que j’avais mis à profit pour ré-embrasser mon lieu maternel en rencontrant notamment cet homme que je considère être une personnalité politique singulière et visionnaire pour tout un peuple englué dans ce consumérisme perverti. Un consumérisme toujours comme seul horizon et surtout comme expression privilégiée de la négation de soi. Quand le régime colonialiste sévissait, il fallait se battre contre, et quand l’égalité sociale a été réalisée, il fallait dépasser le régime départementaliste en jouant à fond la carte du régionalisme européen pour permettre aux Réunionnais de s’ouvrir à d’autres perspectives de développement.
Combien de fois m’avait-on demandé aux Antilles qui étaient nos héros en me citant sempiternellement Césaire, Fanon, Glissant ? Ce long entretien avec Paul Vergès, je l’ai réalisé en y pensant comme une réponse à ces interpellations pas si illégitimes que cela.

Quel est d’après vous le message essentiel que nous, Réunionnais, sommes capables de porter au monde ?


- Les Réunionnais n’ont aucun message à livrer au reste du monde pour la simple raison que nous savons combien il est dangereux de vouloir se désigner en valeur d’exemplarité, au nom de je ne sais quelles fausses générosités humaines (qui fleurent bon l’esprit néfaste de supériorité). Voyez où cela nous a mené quand on a esclavagisé en prétendant civiliser (rendre humain) des millions de gens considérés comme inférieurs (NOUS ! Nous dont l’identité - d’un bout à l’autre de la nomenclature réunionnaise - est à jamais affiliée à l’esclavage) ! Voyez où cela mène de vouloir introduire la démocratie de force, c’est-à-dire en guerroyant avec tous les Irak de la planète !
Grâce à sa genèse sans cesse contrariée, La Réunion est un lieu où, en tenant compte de nos réussites précédentes, il sera toujours possible de définir un projet de société d’un genre nouveau par la réinvention d’elle-même par elle-même. La réunionnité, celle que l’on porterait très haut, est encore à advenir. Le fait que nous dansions notre air identitaire de façon extrêmement flexible, dans laquelle ce qui relève de choses contradictoires (en d’autres lieux) coexiste en un seul individu, n’est que la résultante d’une forme d’être au monde sûrement d’un dynamisme inédit, mais dont le vécu est loin d’être reconnu par nous comme sans ambiguïté. Nous pourrons nous prévaloir de quelque chose à partir du moment où - seuls (par nous-mêmes) et au rythme du temps qui construit - nous réinventerons continuellement notre en-soi dans ce mouvement sinusoïdal propre à la vie. A quoi saurons-nous que nous l’avons abordé ? Quand, par exemple, nous manierons nos 2 langues sans distinction d’importance et de vécu. Quand, entre 2 phrases, cohabiteront dans notre for intérieur et des mots créoles et des mots français sans que cela vienne gêner le moins du monde le locuteur.
En définitive, quand nous aurons su nous accommoder de notre part sombre ainsi que vient de le réaliser - certes sur un plan civilisationnel - le peuple américain (des descendants des premiers immigrants et esclaves aux derniers arrivants d’origine arabe) sommé de se réapproprier, dans un nouveau souffle, le texte de la déclaration d’indépendance des pères fondateurs, au travers de l’élection à la tête du pays de Barack Hussein Obama.

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Messages

  • merci Patrick pour ce témoignage,

    il nous manque des personnes comme toi à la réunion, je te remercierai jamais assez de m’avoir fais découvrir un bout de ma réunionnité, ce n’est pas facile de se regarder et de s’accepter comme tel quand on a été formaté par un système qui essaye de nous faire croire qui on est vraiment.

    reviens nous vite ou pour mieux faire, écris nous vite !

    Daniel G.


Témoignages - 80e année


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