L’âne juvénile...

L’âne juvénile...

18 octobre 2004

Elle était toute simple, la grande étable où il avait pris place, au milieu des citoyens venus eux aussi participer à la modernisation de l’immense ferme qui, depuis de bien belles lurettes, offrait à tous ceux qui vivent leur pays, d’espérer et, ma foi, tant bien que mal, de s’en tirer.
Mais aujourd’hui, des problèmes guettaient, de toutes sortes et de partout. C’était grave.
"Aujourd’hui", avait dit en préambule le plus méritant d’entre eux, "l’heure est à la réflexion et à l’action. Il faut consolider notre maison, l’agrandir, la rendre bien plus fonctionnelle et accueillante. D’autres nous ont rejoints, d’autres vont nous rejoindre. Chez nous, ils seront chez eux. Eux avec nous, nous mêlés à eux, nous serons bien plus forts pour les combats à venir".
Assis sur ses deux pattes de derrière, notre âne écoutait, heureux qu’il était d’être chez lui, depuis si longtemps déjà, au milieu de ces troupes d’hommes et de femmes qui ont toujours compté dans son voisinage. Il écoutait, séduit et rassuré par le projet, emballé par l’idée qu’il allait pouvoir, lui un simple âne, enfoncer son clou et battre du béton au même titre que les autres qui ne sont pas ânes.
Il écoutait. Mais, un peu dur d’oreille, il entendit qu’il faudrait raser des ponts. Un peu naïf assurément, il s’en inquiéta, laissant entendre, mais sans être compris, qu’à moult occasions, dans un passé que nul humain n’avait pu oublier, on avait emprunté les ponts - pas les petits minables, mais les grands dangereux - pour rencontrer l’adversaire, histoire de fixer les règles momentanées du combat pour un temps commun, dans le sens bien pensé de nos intérêts à nous, contre l’adversité qui se glisse partout et surtout là où on ne s’y attend pas.
Son propos lui valut une désapprobation quasi-générale. Une voix, puis deux s’élevèrent pour le faire. Une troisième poursuivit, s’enflant de passion pour clouer au pilori notre pauvre âne dont la fraîcheur juvénile prit soudain un rude coup.
Un bipède averti tenta bien, mais en vain, d’atténuer la sentence oratoire. Notre pauvre âne se leva, bafouilla quelques ânoneries et, n’humant même plus le fumet qui clignotait à côté, cassé et boitillant, s’éloigna jusqu’à sa litière toute proche. Un problème d’âne l’y attendait. Il le régla et lorsqu’il fut enfin seul, il revit son passé et pleura d’une larme pendant que, dans la buée du ciel, trois lettres apparaissaient, un peu floues, un peu folles.
Et il ferma les yeux pour ne point croire ce qu’il pensait.

Raymond Lauret


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