La révolte d’amour de Marie Alice Sinaman

20 mars 2006

Si, dans notre langage, “déménager” veut dire aussi “déconner”, alors, non, je ne suis pas d’accord, Marie-Alice Sinaman i déménaj pas forcément.
Certes, bien-sûr, il y a ses paquets, ces paquets, ces boîtes comme on dit en français, qu’elle continue de remplir tout au long de l’heure et demie de temps où elle tient ouverte la baie vitrée de l’appartement qu’elle occupe à un étage d’un immeuble qui fait face à d’autres fenêtres d’autres appartements de la cité du Chaudron.
Certes, bien-sûr, il y a cet agent immobilier qui, plutôt que se déplacer pour faire lui-même son travail, laisse à la locataire qui a décidé de changer d’air après sept ans de bons et loyaux loyers scrupuleusement payés, le soin de faire visiter l’appart’ à tous ceux qui, très, très nombreux, sont venus et qui sont là, sur le parking, sous sa fenêtre, un peu comme s’ils étaient venus au théâtre de Champ Fleuri pour partager avec l’Alice les émotions qui précèdent les grands moments d’un départ...
Allez voir “Alice i déménaj”. Je vous le conseille. Et puis, ensuite, je vous propose que nous causions de Zouleïka, de Zouleïka toute de jaune vêtue mais de la tête aux pieds, de Zouleïka dont on croit qu’elle fait partie de la pièce quand, au début, c’est sa voisine, un petit peu honteusement raciste, qui nous en parle tout en imitant “Madame ti douc’ment” dans sa lenteur claudicante. Oui, je vous propose que nous causions alors de Zouleïka la Comorienne, assise à même le sol, toute de jaune vêtue je vous dis, qui nous conte sa vie, nous attendrit des images de son univers de là-bas d’où elle est un jour partie parce qu’elle avait couru derrière sa poule qui s’était échappée du banga de la cour où elle habitait avec toutes ses familles. Sa poule avait alors bondi dans le premier kwassa-kwassa qui passait par là avant qu’il ne chavire avec ses occupants pas trop loin de Dzaoudzi qu’elle avait rallié à la nage avant de sauter dans un avion d’Air Austral, Zouleïka sur ses talons !
Oui, je vous propose qu’alors nous causions encore de Zouleïka, femme comorienne qui arrive à Gillot et qui découvre que le F5, en langage de tous les jours, c’est une pièce pour une famille de cinq, de Zouleïka qui se souvient que ce pays où elle vit maintenant avait accueilli des ancêtres à elles, mais ancêtres d’il y a longtemps, très longtemps, du temps où les ancêtres des autres venaient de Madagascar, d’Afrique, de Chine, de l’Inde et de la France. Oui, elle se souvient que des ancêtres à elle y sont venus. Aujourd’hui, elle voit qu’il est normal que le blanc venu des pays de blancs mange le ro mazava des Malgaches, le nem des Chinois et le massalé des Indiens... "Et pourquoi, toi le Réunionnais, tu viens pas manger le fruit à pin avec moi ?", demande, soudain libérée, Zouleïka.
Et quand elle se met à danser au son de la musique de son pays qui enflamme soudain le théâtre, libérée je vous dis des pudeurs qui nous donnent parfois honte d’être ce que nous sommes, quand elle se met à rythmer le temps, agile et belle, gracieuse et émouvante, libérée je vous redis des craintes d’être une étrangère sur cette Terre que le bon dieu a supplié aux hommes qu’ils l’appellent "La Réunion", quand le salouva qui l’habille n’est plus rideaux que nous tirons pour nous cacher de la vue du voisin, alors, vous aussi, vous vous mettrez à aimer Marie-Alice Sinaman qui vient de vous prendre par la main pour une salutaire et tellement belle révolte d’Amour.

R. Lauret


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