Créolité et Réunionnité — 1 —

6 juin 2011

« ’Je te salue, vieil Océan !’ Tu préserves sur tes crêtes le sourd bateau de nos naissances… ». Edouard Glissant

Plus de vingt ans après la publication d’“Eloge de la Créolité” (1989), texte-manifeste où l’identité antillaise est proclamée résider dans la « Créolité », certains militants bien intentionnés veulent promouvoir ce concept à La Réunion en l’écrivant avec un K pour insister sur la singularité de notre créolité, issue du métissage.

Est-ce pertinent de pousser aujourd’hui à la réappropriation de ce concept chez nous ? La Réunion est aujourd’hui traversée par la renaissance de nos cultures singulières, liée à un retour aux cultures d’origine. Ce n’est pas sans raison, comme nous le verrons, que nos militants culturels, dans leur ensemble, utilisent peu le concept de « Créolité », voire le récusent tout bonnement.

La Créolité ne proclame-t-elle pas le détachement des racines ancestrales — africaines, indiennes, chinoises, comoriennes, européennes… — pour proclamer ses propres origines historiques ? En outre, comme nous le signale l’anthropologue Christian Ghasarian, le terme « Créole » est récusé, dans certains milieux culturels de l’île, notamment dans le milieu tamoul. Et d’ajouter qu’« on a ici l’exemple d’une élaboration — dans un haut lieu du pouvoir symbolique : l’université — d’un concept réapproprié ensuite par une partie de la population, en l’occurrence la population métissée, qui y trouve le moyen d’une redéfinition de soi valorisante. Du sang-mêlé au Créole (Kréol), le capital symbolique est considérablement accru ». (Ghasarian, 1999).

Un retour à soi

La « Créolité », au moment de sa naissance et de son essor comme mouvement littéraire aux Antilles, à la fin des années 80, s’est positionnée contre toute « extériorité », contre toute « déportation hors de soi », plus précisément contre les « deux monstres tutélaires : l’Européanité et l’Africanité, toutes extériorités procédant de deux logiques adverses » (Éloge, p.18).

Tout en se proclamant « à jamais le fils d’Aimé Césaire » et signaler son mérite historique, les auteurs de l’“Eloge de la Créolité”, Jean Bernabé, Patrice Chamoiseau et Raphaël Confiant, ne s’en démarquent pas moins : « Thérapeutique violente et paradoxale, la Négritude fit, à celle d’Europe, succéder l’illusion africaine ». La Négritude césarienne, ajoutent-ils, « fut, aux premières vagues de son déploiement, marquée d’une manière d’extériorité : extériorité d’aspirations (l’Afrique mère, Afrique mythique, Afrique impossible), extériorité de l’expression de la révolte (le Nègre avec majuscule, tous les opprimés de la terre), extériorité d’affirmation de soi (nous sommes des Africains) » (Éloge, p. 20).

Pour sortir de cette « fatalité de l’extériorité », il fallait, disent-ils, « retourner la vision que nous avions de notre réalité pour en surprendre le vrai », se donner « une vision intérieure » dans l’acceptation de soi pour en saisir le fondement même de notre être : la Créolité (Éloge, p. 25). Mais comment définir cette Créolité déclarée « vecteur esthétique majeur de la connaissance de nous-mêmes et du monde » ?

Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques…

Bien qu’ils nous disent ne pas pouvoir en donner une réelle définition, ils définissent la Créolité comme « l’ agrégat interactionnel ou transactionnel , des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol […]. Notre créolité est donc née de ce formidable "migan" que l’on a trop vite fait de réduire à son seul aspect linguistique ou à un seul des termes de sa composition » (Éloge de la Créolité, 1989, p. 30).

Pour les auteurs de L’Éloge, la Créolité est l’état, l’aboutissement, qui résulte du processus socio-historique de la créolisation, c’est-à-dire de « la mise en contact brutal, sur des territoires soit insulaires, soit enclavés (…) de populations culturellement différentes […]. Réunies en général au sein d’une économie plantationnaire, ces populations sont sommées d’inventer de nouveaux schèmes culturels permettant d’établir une relative cohabitation entre elles (souligné dans le texte) […] La créolité est donc le fait d’appartenir à une entité humaine originale qui à terme se dégage de ces processus ». (Éloge, p. 31)

C’est la revendication d’une identité nouvelle, spécifique, inédite et composite, née d’un double processus : d’adaptation de divers peuples dans un nouveau territoire et de confrontation culturelle entre ces peuples (Éloge, p. 31). C’est l’affirmation d’un peuple de ses propres origines historiques, anthropologiques, dans le processus de Créolisation : « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles » (Éloge, Prologue, p. 14).

Nous sommes avec ce positionnement séduisant à mille lieues de la revendication de nos différents groupes socioculturels, plus que jamais en quête de leur racine culturelle respective en lien avec leur terre d’origine. Depuis quelques années, ils cherchent tous à s’inscrire dans une démarche de « diaspora » — indienne, chinoise, africaine, etc. Les Réunionnais d’origine indienne peuvent depuis cette année 2011 solliciter le statut de Citoyens Indiens d’Outre-mer. Or, la Créolité contredit toute inscription dans une diaspora. Les Créoles sont nés aux Antilles, aux Mascareignes… et non en Afrique, en Inde où en Chine.

Reynolds Michel

(A suivre)

(Sources  : Ghasarian Christian, “Patrimoine culturel et ethnicité à La Réunion”, in Revue Ethnologie française, juillet-septembre 1999.
Bernabé Jean, Chamoiseau Patrick, Confiant Raphaël, “Éloge de la Créolité” Ed. Bilingue, Gallimard, 1990.
Chancé Dominique, “Diaspora et créolité”, in Cahiers Charles V, n° 31, 2002.
Bernabé Jean, “La Créolité : problématiques et enjeux”, in Alain Yacou (éd), “Créoles de la Caraïbe”, Paris, Kartala, 1996.
MCUR, Rapport d’information sur la MCUR/DGADD/2009, Edit. Région Réunion, 2009.
Pourchez Laurence, “Métissages à La Réunion : entre souillure et complexité culturelle”, in Africultures, n° 62, janvier-mars 2005.
Glissant Édouard, “Traité du Tout-Monde, Poétique IV”, Paris, Gallimard, 1997)


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