Alioune Diop (1910-1980), un bâtisseur du monde noir

18 octobre 2010

C’est tout le Sénégal qui rend cette année un hommage solennel à l’un de ses fils, Alioune Diop, qui a été l’initiateur d’un prodigieux combat pour l’homme noir, pour les cultures africaines, pour l’émancipation de l’Afrique et de ses diasporas. Le centenaire de sa naissance, le 10 janvier 2010, a déjà été marqué par diverses manifestations : pose d’une plaque commémorative à la maison familiale des Diop, hommage solennel de sa ville natale (Saint-Louis), table ronde, exposition et un Colloque international à Dakar du 3 au 5 mai dernier sur ’Alioune Diop, l’homme et l’œuvre face aux défis contemporains’. D’autres manifestations auront lieu, en cours d’année, dans différentes villes du Sénégal et les festivités se termineront par une célébration officielle prévue pour le 14 novembre prochain à Saint-Louis.

Alioune Diop est né, le 10 janvier 1910, à Saint-Louis du Sénégal, « vieille ville française, centre d’élégance et de bon goût sénégalais » au dire de l’écrivain Ousmane Socé Diop. Né d’une famille musulmane, il fréquente l’école coranique durant son enfance, tout en recevant une initiation à la lecture de la Bible et à la religion chrétienne par ses tantes maternelles. Ses études primaires (à Dagana) et secondaires (à Saint-Louis) terminées, il entame des études supérieures classiques d’abord à l’Université d’Alger, puis à celle de Paris où il obtient une licence de lettres ainsi qu’un diplôme d’études supérieures. En 1939, avec l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, il est mobilisé comme soldat, puis démobilisé à l’armistice du 22 juin en 1940 entre la France et l’Allemagne.

Passion pour le monde noir

A partir de 1943, on le retrouve comme professeur de Lettres à Paris et dans plusieurs villes françaises, puis comme Haut fonctionnaire dans l’administration de l’Afrique Occidentale française (AOF). Il fait ensuite une brève entrée dans la vie politique sénégalaise et française entre 1946 et 1948. Il est élu, le 23 décembre 1946, sénateur de la IVe République française, sous l’étiquette socialiste. Battu lors de l’élection de 1948, il se retire définitivement de la vie politique où il se sentait à l’étroit. Sa rencontre avec des univers culturels et religieux différents l’avait préparé à autre chose, à un engagement culturel en faveur du monde noir et de l’Afrique.

A Paris, les années d’après-guerre étaient une période d’effervescence intellectuelle et culturelle pour la diaspora noire. Alioune Diop participe pleinement à ce bouillonnement intellectuel en cherchant à offrir une tribune à l’intelligentsia du continent africain et ses diasporas pour définir l’originalité et les richesses du monde noir, tout en menant un combat contre le racisme qui écrase et humilie le peuple noir d’Afrique et d’Amérique. Et c’est la fondation de la revue "Présence Africaine", en 1947, avec la collaboration, entre autres, du Martiniquais Aimé Césaire (1913-2008), du Sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), du Malgache Jacques Rabemananjara (1913-2005) et de son épouse, Christiane Yandé Diop. En 1949, c’est la maison d’édition du même nom qui voit le jour. Deux outils pour donner la parole aux colonisés et faire entendre leurs voix en plein cœur de Paris. En effet, romanciers, nouvellistes, conteurs, essayistes, poètes et penseurs du monde noir trouveront là un moyen de diffusion de leurs œuvres.

Les idées qui présidaient au lancement de la revue "Présence Africaine" et sa maison d’édition ne tombaient pas dans un vide culturel. Elles s’inscrivaient dans le sillage du mouvement initié par Paulette Nardal et de la Revue du monde noir, autour des années 30, et du mouvement de la Renaissance de Harlem des années 20 - cette période du bouillonnement intellectuel et de floraison littéraire et artistique aux États-Unis, animée par des intellectuels noirs comme W.E.B Du Bois, Alain Locke, Langston Hugues, Countee Cullen, sur un fond culturel collectif de jazz, de blues et negro spirituals (Cf. Témoignages du Lundi 11/10/2010).

Le salon des sœurs Nardal

Dans leur appartement de Clamart, la Martiniquaise Paulette Nardal et ses sœurs, Andrée et Jeanne, tenaient un grand salon où se rencontraient régulièrement les écrivains noirs des États-Unis, des Caraïbes, d’Afrique et d’Europe. Dans ces rencontres bilingues, on parlait de littérature, de la fierté à redonner à l’homme noir à travers ses cultures, mais également de son image et de sa condition en Occident. Dans la foulée de ces rencontres, Paulette, sa sœur Andrée et le haïtien Leo Sajous fondaient La Revue du Monde noir. Le but était de « créer entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité un lien intellectuel et moral qui leur permette de mieux se connaître, de s’aimer fraternellement, de défendre plus efficacement leurs intérêts collectifs et d’illustrer leur race ». Et ce, à travers un organe où ils peuvent s’exprimer et publier leurs œuvres artistiques, littéraires et scientifiques.

Femme de lettres et journaliste maîtrisant parfaitement l’anglais – études à la Sorbonne -, Paulette Nardal (1896-1985) avait noué des relations étroites avec les écrivains et poètes noirs américains de la Harlem Renaissance. Ceux qui étaient à Paris entre les années 30 et 40, comme Lansgton Hugues, Claude MacKay, Countee Cullen, John Toomer… fréquentaient son Salon et/ou signaient des textes dans la Revue du Monde noir. La rencontre avec ces écrivains noirs américains marquera profondément la génération de Césaire, Senghor et Damas. « Les nègres américains ont été pour nous une révélation », dira Césaire dans un entretien avec Françoise Vergès (F. Vergès, Nègre je suis, nègre je resterai, Albin Michel, 2005).

Si Alioune Diop n’a pas fréquenté le salon des sœurs Nardal, ni participé à la rédaction d’un texte dans les six numéros de la Revue du Monde noir (de novembre 1931 à avril 1932), il s’inscrit, néanmoins, par son action et sa pensée comme un héritier de ces courants de la renaissance noire. D’ailleurs, il a rencontré la plupart des grands écrivains noirs de l’époque ou entretenu avec eux une correspondance, tout en lisant attentivement leurs œuvres. Au Congrès panafricain de Manchester, en 1945, on le retrouve aux côtés de William Du Bois, le père du panafricanisme, de Kwamé Nkrumah , George Padmore, Jomo Kenyata et d’autres.

Homme de dialogue et fédérateur

Il fallait être vraiment un homme de dialogue et un fédérateur exceptionnel pour attirer autant de sympathie autour de la revue Présence Africaine et associer à ces actions – congrès et autres manifestations - les plus grands penseurs et écrivains noirs de l’époque. Non seulement l’adhésion des Afro-américains et ceux de la Caraïbe et d’Afrique, mais également de l’intelligentsia française dans son ensemble, allant d’André Gide, de Jean-Paul Sartre et d’Albert Camus au père Maydieu et à Emmanuel Mounier en passant par Théodore Monod, Paul Rivet, Michel Leiris, Merleau Ponty et Claude Julien.

Lors du Premier congrès des Écrivains et Artistes noirs, tenu à Paris, à la Sorbonne, du 19 au 22 septembre 1956, il accomplissait l’exploit de rassembler une soixantaine de délégués originaires de vingt-quatre pays différents, c’est-à-dire la quasi-totalité des écrivains et artistes noirs qui militaient pour la décolonisation, le panafricanisme et les cultures noires, tels que l’Haïtien, Jean Price-Mars (qui sera élu président de ces journées), Richard Wright et James Baldwin (USA), Bernard Dadié (Côte d’Ivoire), Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop (Sénégal), Boubou Hama (Niger), Amadou Hâmpaté Bâ (Mali), Marcelino dos Santos (Mozambique), Jacques Rabemananjara (Madagascar) et les initiateurs du mouvement de la négritude : Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, entre autres.

Un vrai succès pour ce premier rendez-vous des peuples colonisés, qualifié de "Bandoeng culturel" - allusion à l’entrée du Tiers-monde sur la scène politique, lors de la Conférence de Bandoeng un an au-paravent. Ce Congrès, où un certain nombre de thèmes majeurs - racisme, discrimination, littérature, histoire, art, économie et politique — ont été abordés, a donné naissance à la Société Africaine de Culture (SAC), outil culturel qui a contribué au réveil des intellectuels du Tiers-monde.

En 1959, à Rome, a lieu, à l’initiative de la SAC, le Second Congrès des Écrivains et artistes noirs sur le thème de L’unité des cultures négro-africaine. Les travaux, du 26 mars au 1er avril, étaient donc centrés sur l’unité des cultures noires et la responsabilité des intellectuels noirs dans sa valorisation et son développement. Lors de la session d’ouverture, Alioune Diop, l’organisateur, pouvait déclarer :

« Nous sommes dispersés aux quatre coins du monde, au gré des impératifs de l’hégémonie occidentale […]. La présence africaine dans le monde aura pour effet d’accroître la richesse de la conscience humaine […], de nourrir la sensibilité humaine de valeurs, de rythmes et de thèmes plus humains »

Un homme ouvert à l’universel

En 1966, dans un Sénégal désormais indépendant, il organise avec la collaboration du Léopold Sédar-Senghor, le Premier Festival Mondial des Arts Nègres à Dakar, puis deux autres festivals panafricains majeurs : le Festival d’Alger en 1969 et celui de Lagos en 1977. Il ne cessait de dire au cours de ces rencontres que « chaque civilisation vivante assume sa propre histoire, exerce sa propre maturité, secrète sa propre modernité à partir de ses propres expériences, et des talents particuliers à son génie ».

Pour ce passionné de l’Afrique et du monde noir, toutes les forces spirituelles du continent sont concernées par l’avenir de l’Afrique et son apport à la civilisation de l’universel. Au colloque d’Abidjan, en avril 1961, il invitait les chrétiens (catholiques et protestants), les musulmans et les fidèles des religions traditionnelles au dialogue en ces termes : « Il existe de par le monde aujourd’hui trop de conflits, pour que l’expérience soit inutile non pas seulement d’une coexistence pacifique entre les Églises, mais d’une collaboration positive à des tâches précises et bien délimitées. Nul ne sous-estimerait une coopération à la paix par la coopération entre les religions ».

Après une vie tournée vers les autres, Alioune Diop, a quitté ce monde le 2 mai 1980, à l’âge de 70 ans. Il a été désigné comme un "Socrate noir" (Senghor), plus soucieux de pousser les autres que de produire une œuvre personnelle, comme « une des plus belles figures du monde noir » (Césaire), comme « à la fois l’un des champions les plus éprouvés de l’Afrique et l’un des hommes les plus universels de notre temps ». Bref, plus qu’un grand Sénégalais, plus qu’un grand Africain : un homme ouvert à l’universel, une personnalité interculturelle.

Reynolds MICHEL

Sources :
Aboubacar Demba Cissokho, Centenaire de la naissance d’Alioune Diop, Agence de Presse Sénégalaise (Dakar), 10 janvier 2010.
Paulin.Poucouta, Alioune Diop et l’interculturel, site CEAFRI
René Depestre, Une intelligentsia noire constituée autour d’Alioune Diop, Gradhiva, 10/2009, 03/02/2010.


« Nous ne pouvons rejoindre les autres au plan des aspirations qu’après avoir été souverainement nous-mêmes »
Alioune DIOP


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