196e anniversaire de l’arrivée du premier bateau transportant des « engagés » venus d’Inde
Hommage aux Indiens devenus Réunionnais
3 juin
Ce 2 juin eut lieu au Barachois une cérémonie à l’occasion du 196e anniversaire de l’arrivée des premiers immigrés indiens venus sous le régime de l’engagisme. Cet événement eut lieu devant la stèle inaugurée par Paul Vergès et le consul de l’Inde à l’époque, et en présence du Consul de l’Inde : Bhupendra Singh, de la maire de Saint-Denis, Ericka Bareigts, d’un élu du Conseil départemental, Gilles Hubert, du président du groupe interreligieux, Daniel Minienpoullé, et du président de la Fédération tamoule de La Réunion : Jean Luc Amaravady.
Le 3 juin 1828 arrivèrent à La Réunion les 15 premiers immigrés indiens venus sous le régime de l’engagisme. Ils étaient arrivés pour expérimenter comment il était possible pour les esclavagistes de faire travailler des personnes qui étaient considérées comme des êtres humains, et dont la culture et la religion devaient être respectées. La traite était alors interdite, et l’esclavage allait l’être dans 20 ans. Par la suite, des dizaines de milliers d’immigrés d’Inde arrivèrent pour développer la canne à sucre et pallier au refus des anciens esclaves de travailler toujours dans les mêmes conditions avec un maître devenu patron. Une cérémonie eut lieu ce 2 juin au Barachois devant la stèle inaugurée par Paul Vergès, rendant hommage à ces Indiens qui devinrent des Réunionnais d’origine indienne, puis des Réunionnais.
Il y eut tout d’abord un rappel historique par Jean-Pierre Victoire, voici de larges extraits :
« Quand la Turquoise quitte St. Denis, le 22 décembre 1827, le Commandant Prévost de Langristin est porteur d’une double mission décidée en conseil privé le 6 décembre : solliciter auprès de l’administrateur des établissements Français de l’Inde, monsieur Eugène Desbassyns, le recrutement de 15 ouvriers maçons stuqueurs et briquetiers pour l’entretien de la route royale, en provenance de Yanaon, et prendre des renseignements sur la possibilité d’attirer des Indiens qui seraient employés par les habitants pour des travaux de culture et de sucrerie.
Cette décision de recruter en Inde des travailleurs libres, on la doit au pragmatisme de Betting de Lancastel : elle doit non seulement pallier à la situation aggravante du manque de main-d’œuvre suite à l’arrêt de la traite négrière en 1824 ; pour lui cette expérimentation du travail libre dans un système esclavagiste est un moyen de démontrer que nous pourrions nous passer du travail contraint non-rémunéré sans mettre en péril l’économie de la Colonie au moment où les voix abolitionnistes se font de plus en plus entendre.
Arrivée à Yanaon, le recrutement des ouvriers qualifiés va s’avérer impossible, ces derniers refusant de s’engager pour travailler à moins de 5 francs par jour. La Turquoise ne ramènera donc à son bord que 15 parias manœuvres télougous.
Avant leur départ, ils auront contracté un contrat d’engagement pour 3 ans, avec un certain nombre de garanties : un salaire de 7 roupies (16,80 frs) par mois, 8 jours pour construire leur paillotte sur un terrain convenable avec les matériaux fournis, la nourriture et les vêtements à charge des propriétaires, 3 heures de repos quotidien entre le levé et le couché du soleil, leur séparation avec les Noirs esclaves dans les travaux, et surtout la liberté de pratiquer leur culte.
Un long voyage de pratiquement 11 semaines pour ces pionniers de ceux qu’on va appeler « les engagés du sucre ». Leur rendre hommage, c’est aussi ne pas oublier leurs noms :
- Gony Paty Palalou, 45 ans
- Corouconda Pei Tincadou, 25 ans
- Taddy Pouligadou, 28 ans
- Melam Circadou, 25 ans
- Corouconda China Vincadou, 18 ans
- Counicha Bassavadou, 20 ans
- Bandy Tangadou, 20 ans
- Katiky Tatikadou, 19 ans
- Bourty Chinnigadou, 20 ans
- Condipaty Chitigadou, 20 ans
- Chinom Atigadou, 22 ans
- Bourty China Vincadou, 18 ans
- Goutourou Gangadou, 21 ans
- Janny Pilli Vencadou, 22 ans
- Chinta Soubadou, le plus jeune, 15 ans
Huit d’entre eux ont laissé leur femme pour tenter l’aventure et ils sont rentrés à la fin de leur engagement comme tout le reste du groupe, sauf Katiky Tadigadou dont le décès est constaté le 22 mars 1830 sur l’habitation Gamin à Sainte-Marie.
Ce premier essai se révélera concluant et les négociants vont commencer à recruter en masse dans les comptoirs de l’Inde avec toutes les dérives que l’appât du gain va entraîner.
Plus de 1200 engagés du sucre vont ainsi arriver sur notre île de juin à décembre 1829, dont le plus important convoi comportera 301 Indiens recrutés à Yanaon.
Ces nombreuses arrivées exigeront un cadre réglementaire plus officiel et c’est le 3 juillet 1829, treize mois jour pour jour après l’arrivée de ces 15 premiers engagés du sucre qu’un arrêté sera pris, qui servira de base à tous les autres règlements jusqu’à la suspension des recrutements en novembre 1882.
Rendre hommage à ces 15 pionniers, c’est aussi ne pas oublier les dizaines de milliers d’autres qui ont suivi et qui par leur résistance cultuelle et culturelle ont façonné cette société remplie de dialogue permanent, de respect de la part de chacun, cette société qui est la notre aujourd’hui et que nous devons préserver ».
Jean Luc Amaravady, président de la Fédération tamoule, fit ensuite un discours dont voici le contenu :
« En cette rade du Barachois, comme vous l’a précisé Jean Pierre, le bateau de la Turquoise avec à son bord 15 primo travailleurs engagés indiens ont été débarqués, venus du bassin dravidien, et plus particulièrement de l’Andra Pradhesh que l’on nomme donc les télingas.
Cette date qui nous réunit en ce dimanche ensoleillé m’interroge sur ce qu’est l’Histoire, si ce n’était qu’une simple accumulation de dates au fil des petites histoires vécues ou subies par des femmes et des hommes dont certains sont passés à la postérité mais aussi lourdes de sens pour tant d’autres restés malheureusement dans l’anonymat le plus total.
Notre système éducatif étant trop autocentré sur l’Europe et l’occident, nous n’avons pas eu le privilège de nous imprégner des autres pages de notre jeune histoire Réunionnaise. Par contre nous sommes incollables sur les différentes monarchies occidentales, les guerres mondiales, les conflits, etc. Cela laisse à réfléchir n’est-ce-pas ?
Il n’y a pas à mes yeux de grande Histoire ou de petite Histoire, Il y a l’HISTOIRE avec un grand H !
Et même si cela peut paraître anodin, nous continuons à l’écrire toutes et tous ce dimanche en résonance au 3 juin 1828, soit il y a 196 années de cela.
Cette date nous fait voyager au plus loin de notre imaginaire, aux rêves de nos ancêtres, à leurs dures conditions vie, à leur périlleux voyage voguant dans les cales des bateaux sur l’océan Indien.
Ce premier convoi officiel d’engagés indiens, fut donc le début d’un processus qui a duré 54 années ayant transporté près de 120 000 Indiennes et Indiens à quitter leur pays pour tenter une aventure qui leur semblait peut-être belle mais qui, malheureusement, s’est avérée n’être qu’une forme d’esclavage déguisé.
Je me tiens devant vous, avec beaucoup d’émotion, en ma qualité de descendant d’engagé indien dont les ancêtres ont, eux-aussi, quitté l’Inde pour un horizon incertain.
Qu’avaient-ils en tête au moment de s’engager et de quitter leur pays d’origine vers une destination inconnue ? Quels étaient leurs rêves mais aussi leurs craintes au moment d’embarquer sur les navires qui les conduiraient si loin de chez eux ? Qu’ont-ils ressenti en débarquant sur nos côtes et qu’ont-ils pu éprouver lorsque la réalité s’est finalement avérée bien différente de celle qui leur avait été avancée au départ ? Tant d’interrogations qui font voyager notre imaginaire.
Se souvenir par devoir de mémoire, par respect, pour transmettre, pour ne plus reproduire mais surtout construire notre jeune histoire sans aigreur, ni honte mais avec la fierté d’être aujourd’hui ce que nous sommes grâce à leur souffrance. Sur notre long chemin du savoir, il nous faudra chaque année grâce aux femmes et hommes qui font le choix de garder vivante cette page de notre Mémoire collective dans leur cœur, partager ces émotions, cette mémoire auprès des jeunes générations. »
Au nom de la Fédération Tamoule, je tiens à saluer le travail de recherche mené par nos chercheurs, nos historiennes et historiens réunionnais qui nous permet d’apprendre, de définir de marqueurs historiques, d’écrire chaque jour les pans entiers de l’histoire Réunionnaise.
Assumons notre passé, assumons nos apports quels qu’ils soient, assumons notre jeune Histoire Réunionnaise, et soyons en fiers ! »