« De l’économie de prédation »

19 décembre 2008

Dans un hors-série de ’l’Humanité’ publié à l’occasion de la célébration du 160ème anniversaire du décret d’abolition de l’esclavage décidé par le gouvernement de la République le 27 avril 1848, François Vergès, présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage décrit le système économique dans lequel était intégré La Réunion pendant la légalisation de l’esclavage, c’est-à-dire pendant la première moitié de son Histoire. Cela rappelle que la plupart de nos ancêtres ont été arrachés à leur pays natal pour devenir des bras au service du développement d’une économie coloniale destinée à satisfaire les besoins d’une métropole.

On ne peut penser la traite négrière, indispensable à l’esclavage colonial, sans penser l’économie de prédation. Le terme renvoie à la chasse et à la proie, le plus souvent dans le monde animal. Mais là, le chasseur et la proie sont des êtres humains. La proie est capturée pour sa valeur “corps”, elle devient un butin à échanger ou vendre, à faire circuler dans un système commercial dont elle constitue un des objets.
La valeur du captif est fluctuante, elle dépend de l’évaluation de sa force physique ou de sa capacité à reproduire, du cours de la “proie”, du rapport de forces entre vendeurs et acheteurs. C’est une économie avec son cours de valeurs, sa monnaie, ses marchés, ses contrats, ses règles et ses lois dont l’élaboration dépend d’événements géopolitiques et historiques (maîtrise des routes, contacts locaux, réseaux). Elle permet de rapides et grandes fortunes, comme elle entraîne des faillites et des pertes.
Dans cette économie, l’être humain est réduit à un corps brut dont peu importent le nom, la langue, la culture. La traite, qui dure près de quatre siècles, repose en partie sur cette économie de prédation, qui est elle-même intégrée à une économie plus “régulée”. (...)
À étudier l’économie de prédation, dont les formes se renouvellent car le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme financier intègrent des espaces où la prédation est un principe organisateur, on s’aperçoit qu’elle n’est pas nécessairement une exception barbare et anarchique, mais qu’elle peut tout à fait exister dans un monde de lois et de règles, en faire partie. Il faut créer les territoires de la prédation, créer l’anarchie et le règne de la brutalité, et ceux-ci coexistent avec des territoires du droit.

Le terme de “guerre” ne paraît pas approprié car pour qu’il y ait guerre à proprement parler, il faut que deux armées s’affrontent, or, dans le cas de la prédation, c’est une organisation armée de kidnappeurs qui opère. L’économie de prédation structure un monde de peur et d’effroi. Chacun peut, à tout moment, être saisi, enchaîné et déporté. La terreur dans laquelle vivent les groupes dans les régions soumises à la prédation distend les liens sociaux et familiaux car la peur entraîne la destruction de ces liens : on vend son voisin pour se protéger de la capture. La tradition orale en Afrique et à Madagascar témoigne de cette terreur et de cette destruction.
Il y aurait beaucoup à apprendre de l’économie de prédation comme part de l’économie régulée quand celle-ci a besoin de corps jetables dont ni la vie ni la mort ne comptent. L’histoire ne se répète pas, mais la question demeure des formes de violence engendrées par un universalisme abstrait qui masque la brutalité d’une économie qui lui impose sa loi.
La longue histoire de l’économie de prédation reste à écrire. Sa loi est simple, c’est la loi du plus fort. Ce dernier se dote cependant d’une police, d’une armée, de codes et de tribunaux. La prédation comme principe politique cache sa cruauté derrière un arsenal de juges, de médecins, d’anthropologues, de policiers, de soldats qui lui donne une légitimité.
La vie sous ce régime s’inscrit dans une configuration où le vol, le meurtre, le mensonge et l’expropriation sous toutes ses formes font système. Ce ne sont pas des aventuriers seuls qui sont responsables de l’économie de prédation, mais des individus, des groupes, des institutions qui savent tirer parti des lois mises en place par des États et de la justification de l’exploitation la plus brutale.

Françoise Vergès


160 ans après l’abolition de l’esclavage : l’alternative du co-développement

L’abolition de l’esclavage et de la colonisation n’ont pas remis fondamentalement ce circuit d’échanges issu de l’origine du peuplement de notre île.
En effet, la plus grande partie des produits importés viennent d’Europe, alors que l’essentiel de nos exportations est destinée au marché européen.
Mais, 160 ans après l’abolition de l’esclavage, notre île s’apprête à entrer à être intégrée dans une économie mondialisée qui remet en cause toute la structure des échanges existant depuis les premiers Réunionnais.
Cette irruption du libre échange fait courir de graves risques aux producteurs réunionnais. Cela plaide pour la construction d’une alternative afin que les échanges économiques deviennent le moteur d’un développement durable et solidaire de notre région. Cette alternative, c’est le co-développement.

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