
Mayotte
De la tragédie du bangwe…
10 avril 2013

Soeuf Elbadawi vient de publier “Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents” aux éditions Vents d’Ailleurs, un texte qui rend hommage aux victimes du Visa Balladur, tout en évoquant l’effondrement d’un archipel. Il s’exprime sur la question, dans une série de rencontres entamées à Paris en mars 2013 et qui vont se poursuivre à Lyon, Grenoble et Marseille en ce mois d’avril. Propos entendus à Paris, à la suite d’une de ces rencontres.
« Un souci majeur dans cette tragédie. C’est l’obligation faite au citoyen de ses îles d’imaginer de nouvelles altérités, économiquement et politiquement, qui sont en porte-à-faux total avec son legs. La fable consistant à dire que la querelle et l’éclatement sont des valeurs comoriennes a ses limites que la réalité elle-même s’évertue chaque jour à rappeler, que ce soit dans le ventre du kwasa ou dans la reprise d’un dialogue sans cesse interrompu entre les îles sœurs. Que fait-on du matrilignage, de la langue et du principe du shungu, lorsque nous admettons de nous défroquer devant la force de l’occupant ? Certains Mahorais disent ne plus appartenir à la même fratrie que leurs cousins des autres îles. Hypothèse intéressante, lorsqu’on connaît les raisons du désamour annoncé. Mais qu’il me soit permis d’avancer cette autre interrogation pour mettre fin à une polémique inutile.
Ces « Mahorais », identité qui reste à redéfinir au vu de certains événements récents, ont-ils choisi d’être français, au détriment des habitants de l’archipel, ou bien veulent-ils effacer les traces de leur passé pour survivre aux attentes gloutonnes du vainqueur ? Vouloir dépendre d’une république jalouse de ses intérêts ne signifie nullement que l’on doive se renier, à moins de s’inscrire dans le déni et le mensonge. Comment procède-t-on quand on se retrouve écartelé entre deux histoires, en étant obligé de s’asseoir sur des valeurs fondamentales, qui fondent une conscience, une humanité, à celui qui les possède ? Que les habitants de l’archipel aspirent en nombre à obtenir la nationalité d’une puissance tutélaire, afin de pouvoir croire en l’avenir, et qu’ils ne sachent pas assumer leurs contradictions ensuite, est une chose. Mais que l’on déroule la complexité de cette situation sous la forme d’une fable de taratasi et de mabawa, d’un côté comme de l’autre de la rive occupée, est discutable, en tous points. »
« Les faits sont têtus, et les hommes ne le sont pas moins, quand ils veulent les tordre. Mais il y a ce qui est, et ce qu’on en fait. On nous retient en otage depuis des années dans un débat monocorde, qui nous échappe, celui du choix d’une tutelle. On n’oublie de poser la question la plus essentielle. Qui sommes-nous ou, plutôt, qui voulons-nous être ? Des êtres souverains, de chair et d’os, capables de porter leurs souffrances, quelles qu’elles soient, au nom des fragilités communes, au nom de la dignité à laquelle chacun aspire en ce bas monde ? Ou des êtres rompus, fourbus, fracassés de toutes parts, ne désirant plus qu’une seule chose, s’agenouiller devant plus fort qu’eux pour (simplement) mériter d’exister ? Il est une phrase terrible dans la société comorienne, celle qui dit que mhono mndru yatso udjua huuvundza mndru unuka. Il en est une autre, qui dit utsaha shamvuvuni unyama. Les deux disent le droit de plier, de s’inscrire dans un imaginaire servile, de finir à jamais esclave. L’ultime déchéance du colonisé, qui en redemande auprès de son maître. La question est. Qui sommes-nous ou qui voulons-nous être en cet archipel oublié du monde ? De la réponse qui en jaillira dépendra le salut de nombre d’entre nous. Et le reste ne sera que mauvaise littérature, mesquineries et petites lâchetés au quotidien.
Les victimes du Visa Balladur sont l’horrible résumé d’une histoire de renoncement et de défaite. Histoire du cadavre de l’homme qui fuyait son ombre, comme si l’on pouvait la fuir, son ombre. Histoire méritant d’être racontée autrement qu’avec des anecdotes aussi réductrices que celle du mec qui a choisi de naître en conscience à dix mille kilomètres de là où dorment les esprits de ses morts. Imaginons un seul instant qu’un enfant de ces îles, sur un coup de folie, se mette à exiger que l’on rende les dividendes que certains d’entre nous auront tirés de la situation d’effondrement du mieux-vivre ensemble. Car nous l’oublions trop souvent, renoncer à la fratrie profite à beaucoup, y compris aux nôtres. Il en est qui sont fossoyeurs parmi nous et qui vivent de la décomposition de l’archipel. Pourquoi ne pas en parler au-delà de l’étroitesse du bangwe ? Il y a peu, je posais cette autre question à une femme, mangeuse de poisson comme moi, vivant à Mayotte, et se disant mahoraise. Est-elle sûre qu’il ne lui arrive pas de bouffer du cadavre dans son plat le midi ? Elle m’a répondu sans ciller. « C’est pour ça que nous avons choisi de manger le poisson qui nous vient du supermarché. Il n’y a pas de risque pour que l’Europe laisse passer un cadavre dans ses cuisines. Mayotte, c’est l’Europe, Môssieur… ». Cette femme m’a paru très sûre d’elle. L’Europe trierait nos cadavres pour s’éviter des odeurs nauséabondes sur ses marchés. Est-il possible d’en parler de vive voix devant une assemblée de gens honnêtes qui pensent ou qui décident de nos vies, y compris malgré eux ? »
Propos recueillis par MB13
* « Taratasi » et « mabawa ». Le premier mot veut dire « papiers », au sens du reproche (ici) fait à beaucoup d’habitants de l’archipel d’être « non-français et sans-papiers » sur une partie de leur territoire d’existence. On dit aussi karatasi, en parlant de ces fameux sésames, autorisant la République française à ériger un mur de division au sein d’un même peuple, en dépit du droit international. Le second terme fait référence à cette mal-bouffe que les distributeurs ont légalisée dans le pays, à Mayotte, comme dans le reste des autres îles de l’archipel, obligeant la population à changer de « table », en se jouant de la pauvreté qui les tient au ventre. Les mabawa sont des ailes de poulet, riche en gras, dont se débarrassent l’Europe et les pays émergents, en se saisissant des pauvres palais du Sud appauvri et précarisé. A Mayotte, on a transformé une insurrection sociale contre la vie chère, il y a deux ans, en « révolte de mabawa », grâce à la magie d’un verbe journalistiquement correct.
(Source Mur Balladur 13)
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