À la Semaine commémorative de l’esclavage organisée par les Nations unies

Françoise Vergès : « Le rôle de la culture pour un meilleur vivre ensemble »

25 mars 2013

Samedi, ’Témoignages’ a publié le programme de la Semaine commémorative de l’esclavage, célébrée au siège des Nations unies à New York depuis lundi dernier jusqu’à ce lundi 25 mars, qui est la Journée internationale de commémoration des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves. Aujourd’hui, nous publions de larges extraits de l’exposé de Françoise Vergès, qui a participé à plusieurs événements de cette Semaine internationale, notamment lors d’une table ronde mercredi sur le thème : ’La diplomatie culturelle : intensifier le dialogue des cultures et consolider la paix’. Cette Réunionnaise, écrivaine et politologue, est intervenue en tant qu’experte chargée de mission pour le Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage de Nantes et Présidente du Comité français pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (2008-2012). Les intertitres sont de ’Témoignages’.

Je remercie la Représentation permanente de l’Organisation internationale de la Francophonie auprès de l’ONU de m’offrir l’occasion de m’exprimer lors de cette table ronde. Il me revient de représenter la société civile ; c’est une lourde tâche dont je vais m’acquitter très humblement.

Permettez-moi de me présenter. Je viens d’une petite île, l’île de La Réunion, et d’une région de la francophonie rarement citée : l’océan Indien avec Madagascar, les Comores, les Seychelles, l’île Maurice et mon île.

L’océan Indien est un espace culturel millénaire de rencontres et d’échanges entre les peuples qui illustrent si bien notre thème du dialogue des cultures et de la paix. Pendant des siècles, les peuples des rives de l’océan Indien, du continent africain, du golfe Persique, du continent indien, de l’Indonésie, du Sud-Est asiatique et de la Chine ont commercé et échangé, témoignant de la capacité des cultures à promouvoir la paix.

Des atouts considérables

Je viens d’une petite île dont le peuplement a été extrêmement divers : esclaves de Madagascar, d’Afrique, de l’Inde, travailleurs engagés de l’Inde, des Comores, du Mozambique, de Chine, migrants du Gujerat et de la Chine, colons de France.

Une île où islam, christianisme, hindouisme, rites afro-malgaches coexistent, une île de créolisation.

Je viens d’une île jeune et fragile au cœur d’un océan où les mutations contemporaines sont impressionnantes. La compréhension du développement se fait à partir d’une condition de précarité et de vulnérabilité qui est la condition de la majorité de la population mondiale aujourd’hui, particulièrement les femmes et les enfants, des vies qui restent "invisibles" et "anonymes".

Pourtant, les atouts sont considérables dans cette région du monde où s’intensifient les liens Sud-Sud, redessinant la cartographie d’un monde construit autour de l’axe Nord-Sud. La francophonie peut y jouer un rôle fondamental.

Une éthique de la solidarité

Mon travail autour des mémoires de la traite négrière et de l’esclavage colonial m’a aussi informée ma vision du rôle de la culture pour un meilleur vivre ensemble. Cette plus grande migration forcée de l’Histoire a bouleversé le monde, dessinant une première globalisation en mettant en contact plusieurs continents.

Elle nous a légué des mémoires de l’exil, de la déportation et de la souffrance, et une philosophie de la vie confrontée à une condition inhumaine, une profonde connaissance des conséquences de la brutalité et de la violence comme fondements de la société.

Mais en ne renonçant jamais à leur condition d’êtres humains, ces femmes et ces hommes réduits en esclavage, en objets de propriété, nous ont transmis une éthique de la solidarité. Leurs contributions culturelles sont inestimables et ont enrichi le patrimoine de l’humanité avec des langues, des savoirs, des musiques, des poésies, des chants, des littératures et des idéaux.

De nouvelles barbaries

C’est cette vision que défend le Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage de Nantes (www.memorial-nantes.fr) que je représente aux manifestations de commémoration des victimes de la traite transatlantique et de l’esclavage. Il vise l’éducation citoyenne : partir du présent pour revisiter le passé sans haine et sans amertume afin d’imaginer l’avenir.

Pourquoi parler de ces héritages lors de cette table ronde ? Car nous faisons face à de nouvelles barbaries, de nouvelles formes d’esclavage (27 millions de personnes sont aujourd’hui réduites en esclavage dans le monde, selon les chiffres de l’ONU) ; car nous faisons face à de nouveaux défis. Des conflits s’annoncent autour des biens communs comme l’eau, la terre, et même l’air que nous respirons, biens qui sont de plus en plus privatisés.

La culture n’est pas seulement le livre

En 1800, le grand poète romantique Holderlin posait la question : à quoi bon des poètes en un temps de guerre, de pauvreté, de détresse ? Aujourd’hui, nous pouvons poser la question : pourquoi la culture en temps de crise ?

Pourquoi la culture alors que seuls semblent régner l’individualisme, le profit à court terme, la recherche du bien-être matériel ? Je laisserai le grand poète Aimé Césaire, dont nous fêtons le centenaire de la naissance, répondre : « La culture, c’est tout ce que l’être humain a inventé pour rendre le monde vivable et la mort affrontable ».

En effet, la culture nous aide à vivre ; elle n’est pas seulement le livre, mais aussi la joie d’un repas partagé, les fêtes autour de la naissance, les rites autour de la mort, les festivals, la musique, le bonheur de méditer devant un paysage, d’écouter les oiseaux chanter, voir le soleil se lever, un arbre étendre son ombre sur la terre, des champs fleurir. C’est aussi la culture de l’hospitalité, offrir le pain et l’eau à l’étranger, l’accueillir comme un frère, une sœur.

Imaginer une autre culture

Un mouvement culturel profond s’avère nécessaire pour faire face aux défis qui s’annoncent et qui demandent un effort de notre part pour préserver la paix alors que les migrations s’accélèrent et que le nombre des réfugiés s’accroît, réfugiés climatiques ou fuyant les guerres et les famines. Nous devons repenser la manière dont nous vivons.

Nous devons imaginer une autre culture, qui ne soit pas centrée sur l’idée d’un progrès infini où la terre, les animaux, les plantes et d’autres êtres humains deviennent des moyens au service d’un développement à court terme. Dans ce monde, les femmes et les enfants sont les plus vulnérables, mais la destruction des espèces animales, des fleuves, des forêts, des plantes est aussi préoccupante. Il n’est plus possible d’envisager le développement et la paix sans redéfinir la manière dont nous voulons vivre ensemble sur la Terre, avec la Terre, qui a sa vie propre, et tous ses habitants.

Une révolution des mentalités

Promouvoir des stratégies innovantes signifierait renouveler notre manière d’appréhender le monde dans toute la diversité du vivant, aller au-delà d’un anthropomorphisme qui a prouvé ses limites. Je crains en effet que toutes nos déclarations restent sans effet si cette révolution des mentalités ne s’opère.

Nous pouvons nous inspirer des créations de jeunes qui, partout dans le monde, portent un nouveau regard sur la manière "d’habiter", de poser ses pas légèrement sur la terre, d’accueillir l’étranger. Dans des situations souvent difficiles, ils continuent à créer et à ouvrir des espaces d’échange et de dialogue à Port au Prince, à Brazzaville, à Antananarivo, à Port-Louis, à Dakar.

Je pense aussi aux peuples autochtones et à leurs luttes pour préserver et que ne soient pas privatisés des savoirs médicaux, savoirs inestimables pour l’humanité. Ces peuples ont une relation à leur environnement qui doit nous inspirer pour effectuer cette révolution épistémologique nécessaire pour établir et promouvoir développement, dialogue et paix.

Des principes éthiques (et politiques)

Le 20ème siècle a été un siècle où les conséquences des transformations induites par l’être humain sur son environnement ont été plus importantes que tous les siècles précédents. À ces conséquences s’ajoutent les nouvelles technologies de manipulation du vivant qui posent de nouvelles questions à la culture.

Penser un développement durable qui fasse obstacle aux conflits et aux replis identitaires meurtriers ou aux manipulations abusives du vivant signifie s’appuyer sur une culture respectueuse des différences. Elle signifie aussi intégrer une éthique du vivant où le vivant n’est pas traité comme une "chose", qui élargit l’éthique au vivant du côté des objets, dans toute leur diversité et du côté des sujets, dans toute leur fragilité.

Elle suppose des principes éthiques (et politiques) ayant leur source dans l’expérience de la violation de la liberté, de la loi, de la justice, et les confronte d’une manière toujours différente à la réalité et la vulnérabilité du vivant.

Une philosophie de l’interdépendance

Ces pratiques culturelles et artistiques, ces savoirs, ces conceptions de la vie dans le monde prônent une philosophie de l’interdépendance. Il existe une "bibliothèque des savoirs" sur cette interdépendance.

Les leçons de la philosophie Ubuntu — « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous » — ou bien celles de l’éthique des peuples autochtones, qui exige que les décisions politiques tiennent compte des différences culturelles, constituent des références pour nous aider à imaginer et promouvoir des stratégies innovantes.

« L’importance de lutter contre les nouvelles formes d’esclavage »

Durant cette semaine à New York, Françoise Vergès représente le Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage de Nantes (MAEN) pour les manifestations de la Journée internationale de commémoration des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves.

À cette occasion, son objectif est notamment de « faire connaître le MAEN, mais aussi d’établir des contacts et des relations pérennes autour de l’éducation civique sur l’esclavage colonial : non seulement l’éducation scolaire, mais faire prendre conscience 1- de l’importance fondamentale de l’esclavage colonial dans la fabrication du monde moderne, 2- lutter contre les nouvelles formes d’esclavage » .

Le MAEN a une programmation culturelle et scientifique : des rencontres internationales et contacts internationaux.

Dans cet esprit, lundi dernier, Françoise Vergès a participé à une rencontre avec des ONG (organisations non gouvernementales), où elle a eu des échanges avec le Professeur Eric Foner, qui enseigne à Columbia University comme grand spécialiste de l’esclavage aux USA, et avec la Professeure Anne Bailey, de Binghamton University ; ensuite, elle a rencontré l’Ambassadeur du Cap Vert auprès de l’ONU, M. Pedro Antonio Lima, puis M. Crispin Grégoire de l’UNDP.

Le mardi matin, elle a animé une matinée avec des centaines de lycéens de New York en visio-conférence avec des lycéens de Dakar, Liverpool, La Baule et Trinidad. Au programme : lecture de textes et de poèmes, danses, chants et débats. Un des exercices était d’imaginer un lieu de mémoire.

Elle a ensuite rencontré les membres du Comité permanent du Mémorial, dont la représentante de la Jamaïque auprès de l’ONU et une représentante de l’Union africaine. Elle a eu des échanges avec ces personnes sur le projet de mémorial aux victimes de l’esclavage au siège de l’ONU.

Mercredi, elle a participé à la table ronde, dont nous publions son intervention. Elle a aussi rencontré le Chargé d’affaires pour Haïti et assisté à la soirée culturelle organisée pour la Journée de la Francophonie, durant laquelle le Secrétaire Ban Ki-moon a reçu un Prix spécial, ainsi que Maryse Condé, qui était présente.

Jeudi, Françoise Vergès a introduit une soirée dédiée à Aimé Césaire, pour célébrer le centenaire de la naissance du grand poète, écrivain et responsable politique martiniquais anti-colonialiste.

Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus