Après le décès de Jacques Rabemananjara

L’aventure d’une vie ’menée jusqu’à la lie’

11 avril 2005

Julien Naiko a réalisé, dans le cadre d’une thèse en littérature comparée, un important travail de mise en cohérence de l’action poétique et politique de Jacques Rabemananjara. Nous lui avons posé quelques questions, dans le but d’éclairer des aspects difficiles et contrastés de la vie du poète disparu.

(page 10)

o Pourquoi y a-t-il eu un traitement inégalitaire des parlementaires malgaches après l’insurrection de 1947 ?

- Raseta et Ravoahangy font partie des condamnés à mort par la Cour criminelle de Tananarive le 4 octobre 1948. Leur peine est commuée en détention à perpétuité en juillet 1949 dans une enceinte fortifiée. Ils sont déportés à Mohéli (Comores), puis à Calvi en Corse. Quant à Jacques Rabemananjara, la Cour criminelle de Tananarive le condamne aux travaux forcés à perpétuité.
En tant que membres de la société "secrète" la V.V.S. (Vy Vato Sakelika : Fer Pierre Ramification) en 1915, Raseta et Ravoahangy figuraient parmi les condamnés à perpétuité en 1916. Les internés furent libérés en 1918. Une amnistie générale était prononcée en 1921. Depuis cette date, Raseta et Ravoahangy se considéraient comme des nationalistes et appartenaient à la bourgeoisie merina. En 1947, les deux médecins ont été considérés par l’administration comme des récidivistes de menées nationalistes. Quant à Jacques Rabemananjara, pris pour un Côtier, il en était à son premier “forfait”. En outre, il est marié à une Française. Ces faits pouvaient s’ajouter à des considérations politiques de la part des autorités coloniales.

o Qui a décidé du départ du poète malgache pour la France en 1972 ?

- C’est le renversement du régime Tsiranana après les événements de 13 mai 1972. En tant que ministre des Affaires étrangères, il fut surpris par l’événement à l’extérieur de Madagascar.

o Jacques Rabemananjara a-t-il eu d’importants désaccords avec le président Didier Ratsiraka ?

- En réponse à cette interrogation, certaines hypothèses peuvent être proposées. Elles sont d’ordre familial et personnel. L’Amiral s’est rallié à son adversaire politique, Velonjara Pascal (père de Mme Céline Ratsiraka) affilié au PA.DES.M., un parti hostile au M.D.R.M. Le marin devenu ministre des Affaires étrangères a succédé au militant-poète ; il a supplanté son prédécesseur. Il a adopté une idéologie marxisante le rapprochant ainsi beaucoup plus de l’A.K.F.M. que du P.S.D.
Ce "névropathe ébloui par l’éclat de (son) excès de suffisance" (Thrènes d’avant l’aurore) adule le vieux leader du parti MO.NI.MA., Monja Jaona, dont le mouvement politique a défait l’aura du P.S.D. Enfin, le "guide des chimères et des nuées" (Thrènes d’avant l’aurore) a décroché le titre honorable de président de la République et a exercé cette haute charge durant vingt-et-une années alors que Jacques Rabemananjara tout en caressant cette ambition n’a pu accéder à cette dignité. Pour l’écrivain, Ratsiraka a fait dégringoler Madagascar en tous points. Ce point de vue pose une énigme difficile à résoudre : qui de ces deux Betsimisaraka - l’un de Maroantsetra, l’autre de Mahanoro - a vraiment restauré la souveraineté nationale du pays ?

o Le professeur d’Université Gwenhaël Ponnau rapproche Jacques Rabemananjara de son compatriote Rabearivelo : est-ce aussi votre avis ?

- Vers 1936, Jacques Rabemananjara acquiert la célébrité et partage la gloire avec Jean-Joseph Rabearivelo. Un profond attachement réciproque unit les deux poètes. Une même passion les habite : exalter Madagascar, ses paysages, ses divinités et ses morts. L’œuvre abondante et diversifiée du poète maudit a hissé son promoteur dans le panthéon des génies novateurs grâce à la transposition dans la langue française "d’aptitudes et de procédures poétiques qui sont propres à la tradition malgache".
Rabearivelo et Rabemananjara sont tous deux à la recherche d’une fusion entre deux cultures, entre deux civilisations. Toutefois, les deux itinéraires ont divergé : l’aventure rabearivelienne a été "stoppée" de façon théâtrale (le poète se suicide en 1937 - Ndlr) tandis que celle de Rabemananjara a été menée jusqu’à la lie.

Propos recueillis par P. David


Réaction d’une enseignante en littérature française

"C’est une génération qui disparaît avec lui"

Suite des différentes réactions recueillies sur le sujet du décès du poète malgache Jacques Rabemananjara.
Les propos qui suivent ont été recueillis, sous couvert d’anonymat, auprès d’une enseignante qui est aussi chercheur à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université de La Réunion.

"La disparition de Jacques Rabemananjara tourne une page de l’histoire de Madagascar, couvrant la période coloniale aujourd’hui caduque puis l’Indépendance, pour aboutir à la “Postcolonie” actuelle.
Jacques Rabemananjara était la dernière grande figure de l’Indépendance malgache, avec Ravoahangy et Raseta, tous trois poursuivis pour les événements de 1947. C’est toute une génération qui disparaît avec lui. Il faut comprendre par là qu’avec cette “page tournée”, il sera peut-être plus aisé de poser les questions relatives à la “Postcolonie”(1) - dont certains ne veulent toujours pas entendre parler, y compris dans les sphères universitaires réunionnaises - et de dissiper les malaises qui se rattachent à cette période de l’après-colonisation.
Jacques Rabemananjara était une grande figure tutélaire, tant au plan politique que littéraire. Au plan littéraire, il faisait aussi partie - avec Jean-Joseph Rabearivelo et Flavien Ranaivo - d’une “troïka” dont l’ombre portée sur les jeunes générations a été à l’origine de troubles identitaires lourds à dissiper. Laissez-moi évoquer, dans la génération montante des écrivains de langue française, les noms de Jean-Luc Raharimanana, David Jaomanoro, Jean-Claude Fota, Johary Ravaloson, ou encore Narcisse Randriamirado.
C’est maintenant au tour des jeunes générations de s’exprimer dans leur propre langage, en relevant les défis qui sont les leurs, et non plus ceux du passé."

(1) La Postcolonie est un concept élaboré par les historiens, anthropologues et sociologues, désignant des sociétés récemment sorties de l’expérience que fut la colonisation, celle-ci étant consédérées comme une relation de violence par excellence. D’Achille Mbembe, sociologue camerounais devenu Secrétaire exécutif du Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales auprès de l’Unesco, il faut lire en particulier : "De la Postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine", paru chez Karthala en 2000.


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