Publication de Ho Hai Quang : Histoire économique de La Réunion - contribution 2

L’engagisme, une économie de transition

16 août 2004

En 1998 est paru le tome 1 d’une “Contribution à l’Histoire de l’économie de La Réunion”, par l’économiste et universitaire Ho Hai Quang, publiée l’année du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage à La Réunion. Le deuxième tome, qui vient de paraître, ne manquera pas, comme son “aîné”, de susciter des débats - notamment avec les historiens, dont une interprétation répandue de l’engagisme comme “esclavage déguisé” fait l’objet d’un recadrage économique rigoureux.

La première contribution de Ho Hai Quang à l’Histoire économique de La Réunion portait sur la période 1642-1848. Elle identifiait les différents modes d’organisation économico-sociale insulaire, de l’esclavagisme féodal et mercantile d’Ancien régime, à l’esclavagisme de la société de plantation - avec le remplacement du café par la canne à sucre - ses transformations puis sa crise dans la première moitié du 19ème siècle.
L’auteur concluait ce premier tome en constatant que lorsque l’esclavage est aboli, en 1848, "la transition au capitalisme peut s’opérer sans crise majeure de main-d’œuvre". Oui, mais...
Le deuxième tome* (1849-1882) est donc une étude de la période de l’engagisme, qui a une place prépondérante dans l’organisation de la production pendant presque toute la seconde moitié du 19ème siècle. Le cadre de cette seconde contribution va de l’abolition de l’esclavage, proclamée le 20 décembre 1848, à la dénonciation par l’Angleterre de la convention franco-britannique de 1861, par laquelle "les planteurs avaient pu importer des travailleurs contractuels recrutés dans les territoires indiens sous domination britannique".

L’engagisme : un "salariat contraint"

La thèse principale de l’auteur à propos de l’engagisme est qu’il n’est pas un "esclavage déguisé" mais une forme de "salariat contraint", qui répond très concrètement aux besoins du capitalisme insulaire naissant et constitue "un rapport social de production de transition entre l’esclavage et le salariat" (p. 295).
Il découle de cela que le salariat contraint n’est pas non plus "une variété de salariat" mais une forme spécifique, "de transition", traduisant un "déphasage", un "décalage", une "non-correspondance" entre des rapports de production économique restés proches de l’esclavage et une codification juridico-politique tirant ce même système vers le salariat.

Pas de "désertion" des esclaves

Sur plus de 300 pages - deux parties, sept chapitres -, l’auteur analyse la conjoncture économique et l’évolution de l’organisation sociale de la production dans l’île de La Réunion.
La réorganisation des institutions politiques, juridiques et économiques (ch.1) qui a suivi l’abolition de l’esclavage répondait au besoin des propriétaires des moyens de production de s’assurer une main d’œuvre (ch. 2) leur permettant de concurrencer les producteurs de sucre de betterave, au moment où la culture d’exportation qu’est la canne à sucre évince dans l’île - ancien “grenier à vivres des Mascareignes” - les productions vivrières (ch.3).
Ces choix aboutissent au phénomène de "l’excédent relatif de population", qui a renvoyé vers l’économie de survie (ch. 4), à la périphérie du système social, tous ceux qui se sont trouvés exclus des nouvelles contraintes faites pour garantir une main d’œuvre bon marché.
Cette première partie réfute vigoureusement la thèse de la "désertion" des esclaves, et leur "remplacement" par des engagés (voir encadré) . Le travail de Ho Hai Quang démontre en fait, dans cette première partie, que les anciens esclaves, une fois affranchis, ont été pour les 2/3 d’entre eux les principaux exclus économiques d’un système qui devait consacrer leur intégration dans la société en tant que citoyens libres.

Crise sucrière

La deuxième partie analyse les causes et les mécanismes de la crise sucrière qui, en se répercutant sur les conditions de vie des engagés, souligne les limites de ce régime et débouche sur une transformation du cadre économique général (ch. 5), une remise en cause complète de l’organisation de la production sucrière (ch. 6) et des transformations économiques et sociales profondes (ch. 7) :

concentration des terres et des usines ;

- prise de contrôle du capital financier métropolitain sur l’essentiel de l’économie sucrière, avec la création du Crédit Foncier Colonial ;

- transformation capitaliste des habitations en établissements et investissements dans des machines plus puissantes que les appareils Wetzell du début du siècle, et qui, parce qu’elles sont commandées à l’extérieur, accroissent la dépendance technique et financière de l’île. Suivra l’immigration libre des paysans chinois et indo-musulmans, poussés à l’expatriation par l’entreprise impérialiste d’un capitalisme qui, en Europe, évolue vers la constitution de monopoles. Cette immigration va pousser les propriétaires de La Réunion - pour retenir dans l’île les anciens engagés et les nouveaux immigrants - à répartir les terres : ce qu’ils avaient refusé de faire pour les affranchis...


Pascale David

(*) L’Harmattan, avec l’aide du Conseil général et de l’Université de La Réunion.


1848 : Les esclaves libérés... et exclus

La plupart des écrits font reposer l’économie de l’île, dans la période post-esclavagiste, uniquement sur l’engagisme, généralement décrit à travers le double phénomène de la "désertion-remplacement" :
"Les esclaves, qui avaient été contraints par le gouvernement à prendre auprès des maîtres des engagements de travail avant le 20 décembre 1848 (...), désertèrent en masse les plantations dès les premiers mois de 1849" (p.9). C’est ainsi que la plupart des auteurs expliquent le recours aux contrats d’engagisme, en décrivant l’engagisme comme "un esclavage déguisé".
Pour un économiste, cette période ne peut pas être réduite à "une simple substitution de l’engagisme à l’esclavagisme" ; elle donna naissance "à une économie globalement plus diversifiée", en créant "divers systèmes économiques formels ou informels" de survie (p.14), que l’auteur invite à étudier de plus près, en dépit des importantes difficultés statistiques détaillées dans l’introduction.

Plusieurs faits caractérisent les mutations socio-économiques de cette période de transition. "...Les esclaves avaient facilement accepté de contracter des engagements auprès de leur maître. Il n’y avait, de leur part, aucun refus général et viscéral de continuer à travailler", note l’auteur en première observation.
En second lieu, les contrats d’engagisme n’ont pas attendu "la parution de l’arrêté abolissant l’esclavage". Ils l’ont précédé. Et les esclaves étaient contraints de s’engager auprès de leur maîtres depuis 1845.

Si en 1848, seulement 15.483 esclaves sont engagés dans les plantations, parmi plus de 60.300 affranchis, l’auteur conteste que l’on puisse "déduire" du rapprochement de ces deux chiffres que les anciens esclaves ont "abandonné" le travail et "déserté" les ateliers : "du simple rapprochement de deux chiffres, il est impossible de déduire les causes de leur différence", dit-il.
Pour l’auteur, les conditions de la concurrence sur le marché du sucre sont un facteur déterminant des rapports sociaux qui se construisent à cette époque, dans "une brutale accélération de la transition de l’économie locale vers le capitalisme..." (p. 157).

Ho Hai Quang note aussi qu’"à partir de 1849, diminution du nombre d’affranchis dans les plantations et augmentation du nombre d’engagés vont de pair" et qu’il faut "réexaminer la question de la transition au salariat contraint", sur la base de critères économiques.
En effet, l’auteur rappelle que "pour caractériser un système économique, il est erroné de se référer uniquement aux conditions de travail et de vie des producteurs : le critère fondamental à prendre en considération est celui de la nature des rapports sociaux de production (réseau de relations économiques et sociales qui lient les acteurs concourant à la production) et des rapports de répartition qui en découlent" (p.158).

P. D.


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