L’esclavage à La Réunion : quelles responsabilités ?

6 février 2009

Récemment, une lettre de lecteur - évidemment anonyme - affirmait dans un journal que la question de l’esclavage à La Réunion concerne seulement les Réunionnais, et que seuls les colons de l’île en étaient responsables. Ce lecteur signait son courrier : « Un professeur d’histoire à qui on ne raconte pas d’histoire ». Françoise Vergès, universitaire, professeure d’Histoire, directrice scientifique de la Maison des Civilisations et de l’Unité Réunionnaise, avec un autre universitaire réunionnais, Carpanin Marimoutou, a fait parvenir à ’Témoignages’ quelques éléments de réponse à cette personne.

Comme d’habitude, cette lettre a donné lieu à un débat sur le net avec de nouveau des contributions anonymes (bonjour, le courage !) et, comme d’habitude, certains auteurs en ont profité pour taper sur moi. Il existerait un modérateur à cette page. On se demande bien à quoi il (ou elle) sert car il laisse passer toutes les insultes, tous les appels au lynchage contre moi (du style « qui va nous débarrasser de cette fille »).
La normalisation de ce genre de discours (il ne s’agit pas seulement de moi ; un jour moi, un jour quelqu’un d’autre) pose à la société réunionnaise une question morale : jusqu’où allons-nous accepter ce genre de vocabulaire et d’attitude ? Que nous faut-il pour que nous réagissions ?
Se réjouir, en secret ou ouvertement, de me voir régulièrement insultée, disqualifiée, moquée, réduite à l’état d’objet ne protégera personne des conséquences de ce délitement moral. C’est un point central du débat public aujourd’hui.

Quelques éléments donc sur les responsabilités de l’esclavage :

1- Les Lumières ne sont pas responsables de l’esclavage, mais elles coexistent avec le système esclavagiste. Les philosophes des Lumières eux-mêmes en signalent la contradiction.

2- La France organise la traite des Noirs. C’est de ses ports - Nantes, Bordeaux, Rouen, Lorient... - que partent les bateaux négriers. Ce sont ses industries qui permettent ce commerce et ce sont des capitaines français qui les commandent.
Certes, les propriétaires d’esclaves vont tirer de réels bénéfices (fonciers, économiques, sociaux, culturels...) de ce système. Mais sans le soutien de l’Etat, sans le soutien d’une idéologie raciste, ils n’auraient pu maintenir à eux seuls ce système pendant près de quatre siècles. Il y a des propriétaires qui possèdent un à deux esclaves, ou d’autres des centaines. Pour tous, le bénéfice ne va pas être seulement économique, mais social et culturel : être propriétaire d’esclaves (et il y a des “Libres de couleur” qui possèdent des esclaves) donne un statut social.

3- C’est la France de Louis XIV qui décrète le Code Noir, qui ne sera aboli qu’en 1848. Ce ne sont pas les colons.

4- La continuité de l’Etat est reconnue par les historiens et les politologues. Les manuels d’histoire racontent l’histoire de la France, à la fois monarchique, révolutionnaire, napoléonienne, républicaine. Découper l’histoire en tranches (la France des aristocrates partisane de l’esclavage, la République innocente) est fausse. Des conservateurs ont été partisans de l’abolition, des républicains ont hésité.

5- La première abolition de 1794 n’est pas appliquée à Bourbon et l’Ile de France effectivement à cause de la résistance des colons mais aussi de la complicité des républicains (lire les ouvrages de Claude Wanquet ou de Marcel Dorigny à ce sujet). Les révolutionnaires sont en grande partie poussés à l’abolition par la Révolution à Haïti. N’oublions pas que ces mêmes révolutionnaires se demandent qui va représenter les esclaves : les maîtres ou les Libres (ils n’envisagent pas les esclaves) ? A côté de l’opinion tranchée d’un Abbé Grégoire sur l’esclavage (un non ferme à l’esclavage), nous en avons de très nuancées. Rien n’est simple.

6- En 1848, c’est la ténacité de Victor Schœlcher qui fait que la Seconde République décrète l’abolition totale et définitive de l’esclavage dans les colonies françaises. Il y avait encore des républicains pour vouloir une abolition de l’esclavage progressive. (Lire Nelly Schmidt à ce sujet par exemple).

7- L’abolition totale et définitive de l’esclavage dans les colonies françaises et l’obtention du droit de vote à tous les hommes (sic) n’entraîne pas pour autant la fin du statut colonial. La Seconde République et la Troisième République ne seront pas choquées par cette contradiction d’une citoyenneté colonisée. Le statut colonial est aboli seulement en 1946. La République s’est donc accommodée de régimes d’exclusion. Et c’est sous la Troisième République que l’empire colonial se consolide. Le Code de l’indigénat est décrété sous la République.

8- Les colons de l’île de France et de Bourbon étaient des Français, soumis à la loi française, soumis à l’Etat français. Ce dernier a les moyens d’imposer sa loi (si sa loi est celle de l’abolition). S’il ne le fait pas, on peut se demander pourquoi. Il a pour devoir d’imposer la même loi à tous.

9- En 2001, les élus français - Assemblée nationale et Sénat - ont voté à l’unanimité une loi reconnaissant la traite négrière et l’esclavage « crime contre l’humanité », dite Loi Taubira. Les élus ont insisté sur l’éducation à diffuser pour mieux faire connaître cette histoire à tous les Français. Les Chefs de l’Etat français — Monsieur Chirac et Monsieur Sarkozy — qui ont participé depuis 2006 au 10 mai, Journée nationale de commémoration des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, ont tous deux souligné l’importance d’intégrer cet événement au récit national. Ils ont chaque fois rappelé qu’il appartient à l’histoire de la France. On peut s’opposer à cette loi, mais alors disons-le et pas besoin de me cibler pour cela.

10- Les villes de Bordeaux, Nantes, Rouen, Le Havre... sont depuis plusieurs années revenues sur leurs responsabilités dans le commerce des êtres humains. Elles sont d’accord pour dire que c’est partie intégrante de l’histoire nationale où les responsabilités incombent en grande partie à la France. Les historiens ont étudié les bénéfices que des familles de ces villes ont retirés de ce commerce, comme les bénéfices que des industries ont tirés de ce commerce (industrie du tissu, des armes, de la marine...).
Les héritiers des grands propriétaires d’esclaves ont tiré d’importants bénéfices de l’esclavagisme (pas tant les petits propriétaires d’esclaves) : capital foncier, capital immobilier, statut social... En 1848, la République choisit cependant de compenser financièrement leur “perte” (ils « perdent » une part de leur propriété privée, leurs esclaves), mais n’accorde aucune aide aux esclaves affranchis. Ces inégalités dans l’accès au foncier, au capital, au crédit, à l’éducation et à la santé sont renforcées par les politiques de la Troisième République (senatus consulte) et elles marquent profondément les sociétés coloniales post-esclavagistes. Elles ont été étudiées depuis longtemps par les mouvements progressistes. Ces analyses ont fondé les demandes d’égalité, dont celle des années 1930 conduisant à la Loi de 1946.

Apprendre

Les remarques de ce professeur d’histoire révèlent à quel point certains résistent encore à admettre l’impact de ces quatre siècles d’histoire. Son enseignement a évolué (voir par exemple les programmes éducatifs originaux mis en place par l’historien Gilles Gauvin), mais il y a encore du travail à faire du côté des mentalités.
Quatre siècles tissent des réseaux de complicité et de résistance à travers plusieurs continents. L’étude des responsabilités dans le commerce et l’exploitation la plus brutale d’êtres humains nous apprend beaucoup sur l’économie de prédation et ses conséquences. Les responsabilités de l’Europe dans l’esclavage colonial qui transforme profondément le monde ont été établies avec leurs contradictions, leurs impasses et les conséquences inattendues produites par les résistances : mouvement trans-continental de résistance, cultures créoles, solidarité...
Conclusion : apprendre, apprendre au lieu de formuler des opinions infondées.

Françoise Vergès


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Messages

  • La période de l’esclavage est bien le fondement du système colonial français appliqué à la Réunion. Rappelons à ce professeur d’histoire quelques leçons : la traite des Noirs était une opération consistant à se procurer par tous moyens , rapt, achat d’hommes, de femmes et d’enfants en Afrique, à Madagascar et en Inde, de les réduire en esclavage, afin de procurer aux planteurs européens la main d’œuvre servile nécessaire à la culture du café, de la canne à sucre…Cette traite acceptée par toutes les puissances fut officialisée par le gouvernement français et non par les Réunionnais.
    C’est vrai, la République est née avec le combat contre l’esclavage qui ne sera aboli qu’en 1848 ;
    Cette même République reconnaît pour autant que la « traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan indien d’une part et l’esclavage d’autre part perpétués à partir du XV ième siècle aux Amériques et aux caraïbes dans l’Océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité » Notre République reconnaît que pendant quatre siècles la France a délibérément participé au commerce d’êtres humains, à la création de ce système esclavagiste.
    Droit, philosophie, arts, littérature, industries, routes de commerce et d’échanges ont légiféré ce commerce transcontinental. C’est Richelieu qui impulse le développement de la colonisation ; c’est sous le règne de Louis XIV qu’en 1685 est codifié la pratique de l’esclavage dans les colonies françaises dont la Réunion.
    Aujourd’hui cette même République honore le souvenir des esclaves en commémorant l’abolition de l’esclavage, une façon de montrer que l’esclavage est une blessure, une tragédie dont tous les continents ont été meurtris. C’est une abomination perpétuée pendant plusieurs siècles par les Européens à travers un inqualifiable commerce entre l’Afrique, l’Amérique et l’ Océan Indien.
    L’esclavage a même nourri le racisme.
    Alors Mr ou Mme le professeur, replongez- vous dans vos livres.


Témoignages - 80e année


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