Atteintes à la mémoire historique réunionnaise
La célébration officielle du 20 Décembre : une conquête des anti-esclavagistes
19 décembre 2008
Ces jours-ci et singulièrement le 20 décembre, chaque quartier de l’île commémore avec éclat le 160ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage à La Réunion et dans les autres colonies françaises. Une telle unanimité et une telle ferveur ne doivent pas nous faire oublier que pendant un siècle, l’Administration coloniale et ses zélés serviteurs ont tout mis en œuvre pour que les Réunionnais vivent dans l’ignorance de ce qui s’est produit dans leur île en 1848.
Il a fallu que nos compatriotes se mobilisent pour l’élection, le 27 mai 1945 à Saint-Denis, d’une municipalité dirigée par le docteur Raymond Vergès, pour qu’ils s’approprient enfin leur passé. Un passé douloureux, marqué pendant près de deux siècles par l’esclavage et par l’application du “Code noir”, considéré par les historiens comme « le texte le plus monstrueux qu’aient produit les temps modernes ».
Un nom « enfoui dans la nuit de l’oubli »
En effet, c’est le 14 juillet 1945 que, sur le parvis de l’hôtel de ville de Saint-Denis, Henri Lapierre, l’unique professeur de philosophie de la colonie, évoque le rôle décisif joué par Victor Schœlcher et Sarda Garriga, respectivement les 27 avril et le 20 décembre 1848. Ces personnalités ont apporté une contribution déterminante pour que l’esclavage soit aboli dans notre île. Celle-ci venait de reprendre définitivement, à compter du 4 mars 1848, le nom d’“Ile de La Réunion” que lui avait donné la Convention en mars 1793.
Henri Lapierre annonce ensuite à son vaste auditoire que la municipalité dionysienne a décidé que la place du Barachois, là où Sarda Garriga mit pour la première fois les pieds sur le sol réunionnais, portera désormais le nom d’“Esplanade Sarda Garriga”. Un nom que « les esclavagistes ont enfoui dans la nuit de l’oubli », précise le premier adjoint de Raymond Vergès.
Un “flamboyant de la liberté”
Mais cette décision, prise par la municipalité du chef-lieu le 6 septembre 1945, ne reçut pas - et c’est le moins que l’on puisse dire - l’approbation spontanée du ministre de la France d’Outre-mer, Marius Moutet. Celui-ci était sensible, semble-t-il, aux réserves de l’administrateur local Jean Rivière (bras droit des gouverneurs Pierre Aubert et André Capagorry), qui s’abstint de transmettre au ministre le procès-verbal des délibérations de la municipalité. Et cela, malgré les demandes pressantes des députés Raymond Vergès et Léon de Lépervanche. Cela explique que le décret ministériel autorisant la nouvelle dénomination ne fut signé que le 19 mars 1946.
C’est donc toujours sur une place portant le nom de “Place du Barachois” que le 20 décembre 1945, lors de la célébration - pour la première fois à La Réunion - de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage, fut planté devant une foule dense et enthousiaste un “flamboyant de la liberté”. Flamboyant qui fut arraché peu de temps après, probablement par des partisans de l’esclavage.
Une cérémonie boudée par la droite locale
Quatre mois plus tard, le 1er mai 1946, jour de la Fête du Travail, la cérémonie de dénomination peut enfin avoir lieu. Elle se déroule avec solennité en présence du gouverneur Jean Beyriès (assurant l’intérim d’André Capagorry), de l’évêque du diocèse, Monseigneur Cléret de Langavant, des députés Raymond Vergès et Léon de Lépervanche, de nombreux élus du Comité républicain d’action démocratique et sociale (CRADS) et d’une foule de travailleurs venus de toute l’île.
Lors de cette cérémonie, boudée par toute la droite locale, une fort belle plaque, portant l’inscription “Esplanade Sarda Garriga”, fut posée au Barachois. Elle avait été apportée de Paris par Léon de Lépervanche puis apposée sur le mur de l’actuelle station de RFO. La plaque ne tarda pas à être arrachée.
Une abolition suivie d’un siècle d’apartheid
L’hostilité de la quasi totalité des élus de droite et parfois de la haute administration à la célébration de l’abolition de l’esclavage se manifesta constamment jusqu’à la fin des années 1980.
Une telle attitude ne peut s’expliquer que si l’on se rappelle les faits suivants :
• Avant l’abolition, selon des propriétaires d’esclaves s’exprimant dans un journal, « l’affranchissement des noirs serait aujourd’hui l’acte le plus absurde, le plus anti-national de la politique française ».
• Après la signature du décret du 27 avril 1848, le même journal note que des élus locaux se proposaient de recevoir « à coups de fusil » le commissaire de la République, pendant que d’autres « discutaient sur la nécessité d’empêcher le débarquement du commissaire ». Cela s’était déjà passé à Maurice le 18 juillet 1796, lors de l’arrivée des envoyés de la Convention nationale chargés de mettre fin à l’esclavage dans l’île sœur, en application d’un décret vieux de plus de deux ans.
• Le commissaire de la République, Sarda Garriga lui-même, n’eut pas le courage de résister à la pression des ex-propriétaires d’esclaves venus le supplier - à l’occasion des législatives du 21 octobre 1849 - « d’épargner à l’urne française l’humiliation de recevoir des suffrages africains ».
• Le refus de traiter les Noirs en citoyens de la République, comme l’exigeait la loi, se perpétua pendant toute l’époque coloniale et même au début de la départementalisation de La Réunion.
Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le 12 mai 1898, Édouard Petit, le plus proche collaborateur du chef de la colonie, n’hésitait pas à écrire : « On peut dire qu’en appliquant le suffrage universel sans restriction à un pays où la race noire n’est représentée que par des brutes, on achève sa démoralisation. Une réforme s’impose donc dans cette colonie pour relever la dignité du suffrage universel, qui est la base de nos institutions républicaines, mais dont l’intelligence obtuse des noirs ne saisira jamais le but élevé ».
Malgré un arrêté illégal...
Après la décision prise par la municipalité de Saint-Denis d’honorer la mémoire du « libérateur des Noirs », on était fondé à penser que la célébration du 20 décembre ne se heurterait plus à trop d’obstacles. Les faits ont prouvé que ce combat visant à faire du 20 décembre une journée de fête de la fraternité et de la liberté ne faisait que commencer.
Certes, 16 mois après sa prise de fonction à Saint-Denis, le premier préfet de La Réunion, Paul Demange, consentit à déclarer fériée la journée du lundi 20 décembre 1948, à la demande de Jean Hinglo, secrétaire de l’Union départementale des syndicats CGT. Mais il s’abstint de s’opposer à l’arrêté illégal du maire de Saint-Denis, Jules Olivier, interdisant tout défilé sur les voies publiques du chef-lieu.
Cela n’empêcha toutefois pas que plus de 20.000 travailleurs, venus de toute l’île, ont célébré avec éclat à Saint-Denis le centenaire de l’abolition de l’esclavage.
... une manifestation grandiose, le 20 décembre 1848
Arrivés par trains spéciaux, conduits bénévolement par des cheminots, hommes, femmes et adolescents défilèrent depuis le pont du Butor, où le commissaire de la République mit pied à terre, le 7 décembre 1848, au terme d’une tournée dans la colonie. Le défilé se poursuivit jusqu’à l’esplanade Sarda Garriga, en empruntant la rue Voltaire, la rue Dauphine (devenue rue du Général De Gaulle) et la rue du Barachois (aujourd’hui rue Jean Chatel).
Arrivés sur l’esplanade, ils assistèrent dans le calme à la plantation d’un nouvel arbre de la liberté, avant d’assister au grand meeting placé sous la présidence du conseiller de l’Union française et maire de Saint-Louis, Hippolyte Piot, ceint pour la circonstance de son écharpe tricolore.
Au cours de cette manifestation, la plus puissante de l’immédiat après-guerre, on ne déplora aucun incident ; le service d’ordre était assuré par les travailleurs eux-mêmes. Tard, dans la nuit, la foule se dispersa aux cris de « vive la Révolution de 1848 », « vive l’union des républicains réunionnais », « vive la République ».
Commémoration officielle à Paris
Le gouvernement Ramadier n’a pas souhaité que le centenaire de l’abolition de l’esclavage dans les DOM soit célébré avec faste puisqu’il ne donne aucune suite à la proposition de loi du 7 août 1947 (imprimée sous le numéro 511), tendant à faire du 27 avril un jour férié dans les DOM.
Une telle marque de mépris se justifie d’autant moins que le centenaire de l’abolition de l’esclavage fut commémoré le 27 avril 1947 à Paris, avec solennité dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, en présence notamment du président de la République, Vincent Auriol.
Au cours de cette cérémonie, le ministre de l’Éducation nationale, Édouard Depreux, déclara : « (...) C’est la France tout entière qui vient célébrer le centenaire de l’acte inoubliable qui, d’une façon définitive, abolit l’esclavage dans les possessions françaises (...) ».
Le député martiniquais Aimé Césaire faisait observer, pour sa part, que « la vraie émancipation n’est pas celle qui se décrète mais celle que l’homme conquiert par lui-même (...) ».
Deux mois plus tard, le parlement français, unanime, décidait le transfert des cendres de Victor Schœlcher au Panthéon.
L’esclavage : un sujet tabou...
Après la proclamation de la 5ème République en 1958, on assiste à une tentative de faire de l’abolition de l’esclavage un sujet tabou.
La fraude électorale institutionnalisée ayant permis à la droite de s’emparer de toutes les mairies de l’île et de la quasi totalité des sièges du Conseil général, les collectivités locales rayent le 20 décembre de leur calendrier de manifestations, avec la complicité de la Préfecture.
Par ailleurs, les autorisations de commémorer le 20 décembre dans des lieux publics sont refusées par le chef du département. Notamment les dimanches 20 décembre 1964 et 20 décembre 1970, respectivement par les préfets Alfred Diefenbacher et Paul Cousseran.
Ce dernier va même jusqu’à s’opposer à un vœu formulé le 18 juin 1971 par le Conseil municipal de La Possession, soucieux de perpétuer le souvenir des esclaves Anchaing et Cimendef en donnant leur nom à des rues de la ville.
Paul Cousseran estime qu’il « n’est pas question de donner pour nom de rue celui des bandits de grand chemin »... !
Un comité réunionnais de célébration
Il a fallu attendre l’entrée de François Mitterrand à l’Élysée en 1981 pour que les Réunionnais puissent enfin faire du 20 décembre « la Fête réunionnaise de la Liberté ».
Dès sa prise de fonction, le secrétaire d’État chargé des DOM-TOM, Henri Emmanuelli, rédige un projet de loi et un projet de décret relatif à la commémoration de l’abolition de l’esclavage dans les DOM et dans la collectivité territoriale de Mayotte.
En attendant l’examen de ces textes, un “Comité de célébration du 20 décembre”, présidé par le secrétaire général de la CGTR, Bruny Payet, se constitue et se donne pour but d’organiser dans les 24 communes de l’île, des manifestations le 20 décembre 1981.
Malgré le refus de certains maires d’apporter leur concours au Comité, ces manifestations auront bien lieu, avec une remarquable participation de la population. Celle de Saint-Denis se déroula en présence du préfet Michel Levallois qui, après avoir prononcé un discours, planta un “arbre de la liberté” sur la place de la Préfecture.
Des amendements de diversion
Quant aux projets de loi et de décret, ils donnent lieu à des débats qui vont durer 18 mois, tant à Saint-Denis au siège du Conseil général, qu’à Paris au Sénat et à l’Assemblée nationale. Si les débats s’éternisent, c’est pour la simple raison que nos élus, presque tous de droite, s’efforceront de dénaturer le projet d’Henri Emmanuelli, qui ne comporte qu’un article, rédigé comme suit : « La commémoration de l’abolition de l’esclavage fera l’objet d’une journée fériée dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion, ainsi que dans la collectivité territoriale de Mayotte ».
Tous les amendements visant à « faire diversion » seront finalement rejetés par l’Assemblée nationale. Celle-ci fera toutefois une concession en acceptant d’associer la commémoration de la fin de tous les contrats d’engagement à celle de l’abolition de l’esclavage.
Voilà comment s’est achevé le long combat qui permet aujourd’hui à tous les Réunionnais de s’approprier leur passé et de disposer d’une journée (fériée) pour célébrer une des plus importantes dates de leur histoire.
Eugène Rousse