Colloque sur l’esclavage dans le Sud-Ouest de l’océan Indien

La mémoire orale : une valeur historique réhabilitée

2 juin 2004

Le colloque international ’Mémoire orale et esclavage dans les pays et îles du Sud-Ouest de l’océan Indien’ s’est achevé jeudi, dans l’hémicycle de l’hôtel de la Région Réunion. Le travail effectué depuis presque 30 ans sur la mémoire orale est aujourd’hui un trésor patrimonial qu’il convenait de restituer aux peuples frères de l’océan Indien.

Il semble difficile d’énumérer tous les points qui ont été brillamment abordés durant ce séminaire international de trois jours. Il importe néanmoins de noter la démarche de réconciliation avec notre passé de descendants d’esclaves, ou d’engagés.
Marie-France Thiel, chargée du projet de la Route de l’esclave à l’UNESCO, a souligné à juste titre la nécessité d’assumer ce passé, lors de la séance d’ouverture au Palais de la Source, mercredi dernier. Et pour cause : l’esclavage a conduit à des conséquences humaines, socio-économiques et socioculturelles, aujourd’hui encore repérables dans notre société réunionnaise, comme pour tous pays et îles de la zone Sud-Ouest de l’océan Indien, concernés par l’Histoire de l’esclavage.
La représentante de l’UNESCO constate cependant le poids d’un même silence. "On nous a fait croire qu’il ne faut pas parler de l’esclavage", a-t-elle dit lors de la séance d’ouverture.

Mémoire orale : "document" historique ?

Les esclaves n’avaient pas accès à l’écrit. Pour le moins, étaient-ils contraints à une sommaire éducation religieuse. De ce fait, rares sont ceux qui ont pu apprendre à lire et à écrire. L’oralité était dès lors le seul canal de transmission de son savoir-faire, son savoir-être, de ses croyances, de son histoire.
Et pouvons-nous le dire, tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont été assujettis à une forme d’esclavage ou d’asservissements dérivés, se sont attachés à raconter leur histoire de la sorte. De génération en génération, l’histoire d’hommes asservis, tous singuliers les uns par rapport aux autres, mais unis dans l’oppression, était transmise de bouche à oreille.
Aujourd’hui réhabilitée, mais aussi réinterprétée, cette mémoire fragmentée édifie notre société, au sens où elle contribue à éclaircir des points encore troubles de notre Histoire.
Qu’est-ce qu’un esclave ? Le Code Noir nous le dit clairement. Pour la société bourbonnaise, il ne représentait qu’un bien, au même titre qu’un mobilier, susceptible d’être vendu, loué, et qui n’avait pour seule mission que d’obéir au bon vouloir du "maître". Qu’est-ce qu’un marron ? Pour la société bourbonnaise, c’était un esclave fugitif, un dangereux criminel, un traître, un violeur, un paresseux.
Mais, que savons-nous sur son quotidien ? Le travail de l’esclave a-t-il laissé des traces ? Que savons-nous réellement de sa peine quotidienne et de ses joies éphémères ? Que savons-nous vraiment de ceux qui ont été "esclavagés" ? Et puis, comment les victimes de l’esclavage ont-ils préservé la mémoire d’un traumatisme ? L’oralité a-t-elle conservé des traces historiques ?

Mémoire orale : une tradition

Le diseur chanteur, le conteur noir sur les plantations, racontait la terre de ses ancêtres, leur histoire, un discours de l’ailleurs, de l’autrefois. Parfois, il raconte dans des langues ancestrales, dont l’usage disparaîtra tout au long du processus de créolisation. Les histoires, elles, continuent à être racontées, mais seront dites, au fil du temps, en créole, "la langue de la tradition orale à La Réunion", selon Christian Barat, pionnier au niveau de la collecte de la mémoire orale à La Réunion comme dans les Mascareignes.
L’esclavage, générant une évidente rencontre des peuples, a ainsi influé sur la création d’une langue, aujourd’hui maternelle pour 80% de la population réunionnaise, d’une culture, d’une musique, etc.
Il semble évident, et les scientifiques s’accordent à le dire, que l’oralité fossile ou contemporaine constitue une source "patrimoniale" à valeur historique. Le travail des chercheurs sur la mémoire orale contribue dès lors à casser ces chaînes qui aliènent la connaissance de l’esclavage, du marronnage et des formes d’asservissements dérivés, telles que l’engagisme et le colonat. Il participe à faire parler le silence, en revisitant l’Histoire, selon une approche différente, qui ne s’attacherait pas uniquement à dater et compter. La mémoire orale est détentrice de l’Histoire de ceux qui ont été écartés de l’Histoire officielle. Il faut lui donner la parole.

Mémoire orale : la contre-balance "historique"

Nous n’avons que des bribes de notre histoire. Cela, pas seulement à l’île de La Réunion, mais dans tous les pays et îles concernés par l’esclavage. Il faut d’abord convenir que les historiens souffrent du manque de sources écrites sur l’esclavage. L’esclave ne figure presque jamais dans les archives, sinon dans quelques procès verbaux pour acte de marronnage. Mais, ces traces écrites se distinguent par une vision coloniale et raciste manifestement trop prononcée, en inadéquation totale avec la réalité. La figure du marron est diabolisée. On en a peur. On en a honte. La victime devient l’agresseur.
Le roman colonial dresse quant à lui une piètre caricature de l’esclave et du marron, où ceux-ci sont affublés de qualificatifs "péjoratifs". L’un n’est pas assez travailleur, l’autre est un paresseux parti marron. Bernardin de Saint-Pierre décrira plus justement les marrons comme des hommes empreints de liberté. Nous pourrions encore citer Auguste Lacaussade pour son texte "Le Champ-Borne", Eugène Dayot pour son "Bourbon Pittoresque", ou encore Louis Timagène Houat qui écrira "Les marrons" en 1844, publication réputée dangereuse pour l’ordre public, où l’homme "noir" est maître de son émancipation. Ce dernier sera purement et simplement exilé.

Une mémoire orale reconnue

L’esclave, lui, perpétuera une tradition orale, où la mémoire des ancêtres, la terre originelle, s’entremêlera à une mémoire de la terre d’accueil, de l’origine de son peuplement (1663) à aujourd’hui. Les Malgaches particulièrement, qui les premiers occupent l’île Bourbon, mais aussi des esclaves africains sont à l’origine de la découverte des hauts de l’île, alors qu’ils fuient "maron".
La toponymie réunionnaise par exemple, nous explique la linguiste Charlotte Rabesahala, témoigne, comme une parole testimoniale, de la présence des marrons, de leurs luttes pour la liberté. Elle apporte aussi des éléments historiques quant à leur organisation spatiale et sociale dans le "royaume intérieur". Ainsi, Cilaos, Salazie, Mafate, Tampon, bref ! Les hauts de l’île sont la preuve évidente que des marrons, des esclaves en fuite, ont su résister à une injustice, perpétrée par un système colonial, où "l’homme domine l’homme à son détriment". La mémoire orale existe.
Au terme de presque trois jours de communication autour des travaux menés sur la collecte de la mémoire orale, liée à l’histoire de l’esclavage et des formes d’asservissements dérivées, il en est ressorti donc une véritable détermination visant à mettre en valeur tout un pan d’histoire encore méconnue, commune à la zone Sud-Ouest de l’océan Indien. Un livre, regroupant toutes les communications du colloque, devrait par ailleurs paraître dès la fin de l’année.
Mais la plus belle réalisation sera, dans les années à venir (du moins, le souhaitons-nous), la création d’une route de l’esclavage, retraçant le périple négrier et l’ignoble assujettissement d’hommes et de femmes "déracinés" de leurs terres, de leurs cultures, de leurs croyances. Ainsi, nous visiterons une Histoire, trop longtemps perçue comme parole des porteurs de culture de la nuit.

Bbj


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus