L’Église catholique et l’esclavage des Noirs XVIe - XVIIe siècles — 4 —

La reconnaissance de la dignité des Noirs

19 décembre 2012

Après avoir rappelé comment l’Église avait complice de l’esclavage, de quelle manière il avait attisé les conflits en Afrique et comment la traite et l’esclavage furent condamnés, la troisième partie de l’article de Reynolds Michel explique comment certain hommes d’églises se sont battus contre ce système injuste et inhumain.

D’autres pères jésuites dans les colonies refusent d’entrer dans de tels débats, qu’ils jugent parfois inutiles, préférant se donner corps et âmes à l’éducation religieuse et morale des esclaves. Considérant l’esclavage comme un fait, ils l’assument, en rappelant aux uns et aux autres leurs devoirs. C’est le cas des hommes comme Sandoval, Claver, Vieira, Boutin et autres.

Le père Alonso de Sandoval (1557-1652), jésuite espagnol, est l’un des premiers à s’être élevé avec autant de force et de courage contre les dures et inhumaines conditions de vie imposées aux esclaves par les maîtres, sans toutefois mettre en cause l’esclavage dans son principe. Les maîtres, déclare-t-il, se comportent envers leurs esclaves plus en fauves qu’en hommes. Et les exemples de punitions destinées à effrayer et à châtier les Noirs qu’il nous livre — les fers, les chaînes, les menottes, les ceps, les brodequins, les collets et autres inventions diaboliques — dépassent l’entendement. Lorsqu’il arrive à Carthagène (Colombie) en 1605, la traite est en plein essor. Le port de Carthagène est la plaque tournante du trafic négrier en Amérique hispanique. Les esclaves d’Afrique que les navires négriers débarquent dans cette ville — plus de 2000 par an à l’époque — sont ensuite acheminés vers le Panama, le Pérou, l’Equateur, le Venezuela et la Colombie (1).

A chaque arrivée d’un navire négrier, Sandoval est là pour accueillir les esclaves, les soulager, les soigner, les nourrir, voire les défendre, tout en prenant soin des malades et s’occuper des mourants. Outre leur asservissement, il découvre qu’ils ont été baptisés de force en Afrique avant leur embarquement et qu’ils ignorent tout de la religion. Même si c’est le salut de leur âme qui l’intéresse prioritairement, il ne peut s’empêcher de s’interroger alors sur la légitimité de leur servitude et sur le rôle de la religion dans ce trafic. Il consulte alors ses confrères et compile toutes les données qu’il trouve sur l’Afrique. Il cherche à montrer que les Noirs d’Afrique déportés aux Indes occidentales ont besoin d’être mieux évangélisés et mieux traités. Et il en donne l’exemple en se dévouant corps et âme aux esclaves de Carthagène jusqu’à son départ, en 1617, non sans avoir formé un digne successeur en la personne du jésuite espagnol, Pedro Claver (1580-1654).
Sandoval souhaitait ouvrir la voie à une nouvelle méthode d’évangélisation fondée sur la proximité et l’amour envers les esclaves, tout en se faisant leur protecteur. La religion a pour vocation de dépasser les différences corporelles dans le partage d’une même foi. Son ouvrage “De Instaurande Aethiopum salute” (1627) est un plaidoyer pour sa méthode d’évangélisation des Noirs, tirée de son expérience carthagénoise, tout en nous livrant des informations très précieuses sur l’Afrique, sur l’arrivée des esclaves à Carthagène, une description de leurs conditions de vie, des réflexions théoriques et théologiques sur l’esclavage et autres.

Quant à Pierre Claver, il consacrera toute sa vie de prêtre au service de ses frères esclaves de Carthagène. Son objectif, les amener à la foi au Christ à travers une attitude de dévouement sans faille envers eux, prenant soin de leur santé, s’occupant avec affection des malades et se consacrant à la défense de leurs droits. Décédé le 8 septembre 1654, il est béatifié le 16 juillet 1860 par Pie IX et canonisé, le 15 janvier 1888, par Léon XIII pour sa sollicitude sans borne auprès des esclaves. Et ce, sur une durée de plus de quarante ans, de 1610-1651, à Carthagène (2).

Pour Pedro Calver et Alonso de Sandoval, ou encore pour Antonio Vieira, autre jésuite célèbre, l’évangélisation des esclaves n’impliquait aucunement la défense de leur liberté. La vraie liberté est spirituelle. Tous défendent un esclavage compatible avec l’évangélisation. Malgré cette limitation, ou plutôt leur enfermement dans une certaine idéologie du salut dénoncée par certains théologiens-juristes (voir ci-dessus), leurs vies sont néanmoins des plaidoyers pour la reconnaissance de l’éminente dignité des esclaves, des frères en Jésus-Christ : « Vous êtes à l’image du christ crucifié parce que vous souffrez de manière égale », dira Antonio Vieira, en s’adressant aux esclaves, dans un de ses sermons.

Deux défenseurs des droits des Noirs et de leur liberté bafouée

Au cours du XVIIe siècle, dans l’enfer de ces colonies serviles, deux religieux de l’ordre des Capucins, Épiphane de Moirans(1644-1689) et Francisco de Jaca (1645-1690) osent se lever, au nom de leur foi chrétienne, pour condamner de la manière la plus radicale la traite et l’esclavage en demandant la libération et le dédommagement des esclaves. Les archives conservent leurs brûlantes et audacieuses protestations, rédigées en prison, contre la barbarie des négriers et le silence complice des autorités civiles religieuses (3).

Épiphane est né à Moirans dans le Jura. Il entre chez les Capucins, à Vesou, en 1665. En 1676, il demande à partir en mission à Cayenne. A cette date, il a maintes et maintes fois entendu parler des conditions inhumaines et scandaleuses dans lesquelles se déroulent la capture, le transport et la vie des esclaves dans les colonies. D’où son désir d’aller sur place défendre la cause des Noirs d’Afrique. C’est en Martinique, dont il foule le sol en 1678, qu’il fit l’une de ses premières rencontres avec l’horreur de l’esclavage. Il passe ensuite en Grenade, puis en Nouvelle-Andalousie (Venezuela) pour rejoindre le territoire des Indiens de la tribu des Galibis. Tout au long de son voyage pour rejoindre Cayenne — où il n’arrivera jamais —, il découvre les mêmes « actes criminels d’injustice, d’oppression, de cruauté, d’inhumanité et d’impiété perpétrés sur les esclaves » pour employer ses propres mots. Et partout, il envoie le même message : l’urgence de leur « libération ».

Ses prises de position entraînent son arrestation par le gouverneur espagnol pour motif d’espionnage. Car le défenseur de ces pauvres nègres est français. Enchaîné, il est envoyé, en juillet 1680, à La Havane pour être expédié en Espagne. Le navire n’ayant pu quitter la Havane, Epiphane est envoyé au couvent de la ville. C’est à l’ermitage de San Cristo qu’il rencontre, quelque temps après, un confrère espagnol ouvertement engagé dans le combat pour la libération des esclaves, Franscisco José de Jaca (1645-1690), qui, suite à ses démêlés avec les autorités civiles, s’était retiré dans cet ermitage hors de la ville. Le capucin aragonais est accusé d’avoir provoqué plusieurs révoltes d’esclaves par ses prêches incendiaires ordonnant aux maîtres leur libération, car « posséder des esclaves est contraire au droit ».

Stimulé par son confrère, Épihane de Moirans se met également à prêcher ouvertement contre l’esclavage. Le gouverneur qui en voulait déjà à Jaca pour ses prises de position subversives ne tarda pas à monter les autorités religieuses contre les deux capucins. Ils sont alors suspendus de leurs fonctions, excommuniés et envoyés à l’Hôpital San Juan, où, contre toute logique, ils purent célébrer la messe et confesser, en refusant l’absolution aux propriétaires d’esclaves. Ils sont par la suite enfermés, jugés et expédiés en Espagne au couvent Saint-Jean de Dieu à Séville (octobre 1682). C’est là qu’Éphiphane de Moirans écrira ou finalisera son ouvrage magistral, "La liberté des esclaves ou défense juridique de la liberté naturelle des esclaves", œuvre exhumée de l’oubli en 1982. Celui de José de Jaca, "Resolucion sobre la libertat de los negros y sus originarios", écrit également en prison, était déjà terminé en 1681 (4).

(à suivre)

Reynolds Michel

(1) CALLIER-BOISVERT Colette, Captifs et esclaves, une diatribe contre la traite restée sans écho, Revue L’Homme, n° 145, Janvier/mars 1998, pp 109-121.

(2) TARDIEU Jean-Pierre, De l’Afrique aux Amériques (XVe-XIXe siècles), L’Harmattan, 2002, pp. 73-76.

(3) LE BRET Marie, op.cit. pp. 10-17.

(4) PLUCHON Pierre et SUTEAU Patricia, L’exception coloniale, in Etats et Société en France aux XVIIe et XVIIIe siècles (Mélanges offerts à Yves Durand, Presses Université de Paris-Sorbonne, 2000, pp. 437-454.


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