Culture et identité

Le 20 Désanm, kosa i lé ?

Enquête et réflexions sur une date historique de La Réunion, une fête de la Liberté

2 janvier 2004

Dans la mémoire collective réunionnaise, peu de dates ont autant fait l’histoire de La Réunion que le 20 Désanm 1848. Parce qu’elle touche un point central de l’identité réunionnaise et de la pensée humaine : l’exigence insatiable de liberté et de justice. Dans le cœur des Réunionnais, l’abolition de l’esclavage dans leur pays est à jamais la reconnaissance par les dominants qu’un Noir est une personne et que jamais, au nom de l’égalité entre tous les humains, des Réunionnais n’auraient dû être soumis à l’état de servitude.
Une question fondamentale venait enfin d’être tranchée officiellement sur cette terre au fil de la lecture de la proclamation que tenait en main Sarda Garriga, Commissaire général de la République. La liberté était reconnue aux personnes que l’État dans sa loi qualifiait de "meubles". Mais la chair seule était libre, les mentalités, les structures politiques, économiques et sociales sont restées celles d’une colonie.
Et 155 ans plus tard, après avoir été longtemps niée, reniée, l’abolition de l’esclavage est fêtée de concert. Aux quatre coins de l’île, les festivités vont bon train. Encore une occasion de faire la fête !
Le maloya tient à l’évidence sa place d’honneur. Roulèr, kayanm, pikèr et sati au diapason n’ont plus besoin de se cacher, comme des marrons. « Aswar nana kabar, oté ! ki di kisa léla... ».
Les Réunionnais sont là, et chaque année encore plus. Cette année, poètes, musiciens, plasticiens, intermittents du spectacle et tout le monde ensemble ont contribué à la bonne vie de cette commémoration.
On pourrait pourtant objecter que rares sont encore ceux qui savent réellement ce que fut l’esclavage. On s’accordera en effet à dire que ce système fut lourd de conséquences pour la mémoire collective réunionnaise sur des angles aussi divers que la psychologie, la philosophie, la spiritualité, etc. Mais les Réunionnais savent-ils vraiment ?
Ces données ne sont pas à la portée de tous. On n’enseigne pas, sinon pas assez, ce qui fait l’identité culturelle de notre peuple.

L’esclavage social

On sait généralement qu’il s’agit de la fête d’une liberté. « N’apèl ali fèt réyonèz de la liberté ». Des êtres serviles deviennent des personnes libres. Reste après à déterminer leur place sociale dans une société restée coloniale. Il était décrété que l’esclave devenait un être libre sans place sociale reconnue. Ce qui ne changeait rien à son statut.
Après le 20 décembre 1848, se perpétuait un esclavage social. Quel bout de terre devenait le droit de l’affranchi pour son travail accompli, pour son sang versé, pour sa culture niée ? Il restait donc voué à la merci du maître, qui n’était pas devenu meilleur patron.
Et puis, cette célébration a-t-elle une répercussion positive sur la représentation du sens que doit avoir le 20 Désanm 1848 ? Quel sens doit-on donner à cette date historique ?
Frédéric Célestin, directeur de publication de la revue "Nout Lang", nous a donné son opinion : « C’est un maillon essentiel de l’unité réunionnaise. C’est ce que j’appellerais l’égalité anthropologique, c’est-à-dire en termes de culture, culte, cérémonie, "sèrviss", manière d’être, de manger, de voir, de faire la musique, de parler, la solidarité familiale et autres... Mais il y a encore des gens qui ne comprennent pas la fèt kaf. Il y a toujours un déni envers le kaf ».
À la mesure de ce déni, certains pensent même que le 20 Désanm n’est que la fête d’une non reconnaissance. L’être humain est resté esclave, au vu de la place sociale qu’il se doit de tenir.
« Axel Gauvin écrivait - et le texte est repris par Gilbert Pounia (avec d’autres personnalités artistiques et culturelles qui n’ont pas manqué de célébrer cette fête historique) - "nana zèsklav dokèr dann por, zèsklav mason in pé partou". Il faut prendre ces vers comme une véritable métaphore, mais qui traduit à sa juste valeur les conséquences du système esclavagiste. Il s’agit de prendre conscience que tout le monde n’est pas encore acteur de notre Histoire, alors qu’il le faudrait », souligne Frédéric Célestin.
Quelle place tenait donc l’affranchi dans la société réunionnaise d’après 1848, par rapport aux obligations fixées par la République lors de l’élaboration de la Constitution française après la Révolution de 1789 ?
On pourrait penser que le Noir n’avait que 59 ans de retard sur ses droits de personne libre. Il aurait tout naturellement dû disposer de sa liberté le jour-même de la proclamation de la République, au vu des défis que les révolutionnaires s’étaient fixés.
En 1794, la Constituante abolit l’esclavage. Cette abolition ne sera pas appliquée à La Réunion et le système esclavagiste sera rétabli en 1802 par Napoléon. La Réunion reste esclavagiste, d’autant plus que la colonie s’inscrit dans un défi nouveau.
En 1815, la culture de la canne à sucre devient une donnée incontournable de l’Histoire réunionnaise. Le marché du café n’est plus en faveur des intérêts de la métropole. Il faudra redoubler d’efforts. Le sort des va-nu-pieds de la colonie restera sombre pour de longues décennies.
33 ans après l’avènement de la canne à sucre, ils seront 62.000 à bénéficier d’une liberté à la fois offerte par les dominants parce que le système esclavagiste n’est plus adapté aux lois économiques de l’époque, et arrachée par les luttes des marrons et des anti-esclavagistes. Les nouveaux libres "de couleur" doivent se montrer travailleurs, avec une promesse de salaire.
On comprend aisément les propos d’un poète réunionnais : « Tout simplement auraient-ils dû vivre libres, sans qu’on vienne leur voler leur état d’humains. On a détruit leur culture. On les a déshumanisés. Pour qu’ils deviennent des bêtes de somme. On leur a volé la liberté pour les réduire à l’asservissement. Derrière la célébration de cette fête, il y a toute une Histoire qu’il incombe de savoir. Comment la Réunionnaise et le Réunionnais pourront-ils se construire, se constituer, s’ils ne détiennent pas les clés de leur Histoire ? ».

Un devoir de mémoire

Mais les Réunionnais ont-ils une connaissance suffisante de leur Histoire pour apporter une réponse commune pleine de sens ? Les moyens mis en œuvre pour enseigner l’Histoire et la culture de La Réunion sont-ils approppriés ?
Plusieurs collèges tentent aujourd’hui de dispenser, dans des conditions correctes, des modules de Langue et culture régionales (LCR). Au lycée agricole de Saint-Paul, un Module d’initiative locale (MIL) est tenu. Dans des écoles primaires, des enseignants avertis enseignent langue créole et Histoire de l’île de La Réunion aux écoliers. L’université forme aujourd’hui de futurs enseignants, par le biais d’une licence et d’un Certificat d’aptitude au professorat d’enseignement du second degré (CAPES). On commence donc à installer le Réunionnais dans son Histoire et sa culture.
Mais le sens à donner au 20 Désanm n’est-il qu’une question de cours dispensé ?
Le déni est tel que certains pensent voir au-delà du devoir de mémoire. Le travail effectué pour la reconnaissance de cette liberté ne serait qu’une machination politique. Le 20 Désanm serait folklorisé, intellectualisé sans vraiment un avancement pour une reconnaissance affirmée. Peut-on dès lors penser la réhabilitation des lieux de mémoire, les hauts lieux de marronnage par exemple ?
La forêt du Tapcal, par exemple, a abrité des Noirs marrons quasiment durant toute la période du marronnage et des chasseurs de marrons. Il s’agirait d’un lieu de mémoire, où des ossements de marrons ont même été retrouvés. Mais quel Réunionnais connaît cet espace historique ? A-t-on réfléchi à la création d’outils pédagogiques à destination du public réunionnais, comme pour les visiteurs, inscrits dans le tourisme culturel ?
À la question "faut-il penser la réhabilitation des lieux de mémoire, les hauts lieux de marronnage par exemple ?", Frédéric Célestin nous a répondu : « plutôt dire comment réhabiliter la mémoire réunionnaise, parce que cela s’impose. Il faut par exemple ajouter des programmes d’enseignements de la civilisation réunionnaise, tout en se gardant d’être passéiste. Il est question de réfléchir à ce que cette Histoire nous apporte aujourd’hui et pour demain ».
Le 19 décembre dernier, à Cilaos, à l’écomusée "Farfar listwar demoun léo", était organisée une visite particulière. Le créateur du musée, Joël Grondin, faisait visiter le musée du peuplement des Hauts. Un voyage au temps des marrons, des yab ayant fui l’impôt capital de la Compagnie des Indes, du métissage, de la vie quotidienne du petit blanc des Hauts.
Cela contribue à construire l’identité culturelle réunionnaise, à en être fier. Mais cela sert surtout à réhabiliter notre Histoire. Par ailleurs, l’imaginaire réunionnais n’est pas demeuré en reste : Granmèrkal, Ti Jean gran diab... ne sont-ils que des contes sortis de l’esclavage ?
Mais alors, le 20 Désanm, la "fèt kaf", la fête de l’abolition de l’esclavage, la fête de la liberté, est-elle fête de l’unité réunionnaise ?
Nous laisserons quelques Réunionnais conclure par leurs réponses (voir encadré)).

La définition du 20 Désanm
• Marc, 41 ans, chômeur, Petite île :

Lé uni pou sanblan. Demoun i di touzour "shinwa volèr, zarab volèr, malbar troi V (volèr, vayan, vantar)". Le rasism lé annsou. Alor, linité moin lé sèptik. Le 20 Désanm lé pokor la fèt tout demoun.

• Dominique, 25 ans, professeur des écoles, Saint-Leu :

Si le 20 Désanm est une fête de l’unité réunionnaise ? Oui, il l’est. Dans le sens que tous, ou presque, reconnaissent en cette date l’abolition d’une injustice. Mais disons aussi que, par observation, l’esclavage existe encore.

• Cédric, 21 ans, animateur radio, Sainte-Rose :

Je pense qu’il y a une fête de l’unité derrière le 20 Désanm, mais tous ne sont pas descendants d’esclaves noirs, bien que nous sommes tous métissés. Il est vrai que lors des concerts, et tous les jours de toute façon, les Réunionnais semblent être unis. Et puis, il est difficile d’établir ce qu’est vraiment l’unité réunionnaise. Peut-être dans la cuisine tout simplement...

• Nordine, 32 ans, étudiant, Saint-Denis :

Le 20 Désanm est la date de La Réunion. D’ailleurs, c’est une fête régionale, normalement fériée et chômée. Après, que l’on soit blanc, noir, jaune, métissé, malbar, zarab, shinwa, kaf, yab, peu importe, c’est une célébration pour toute la population réunionnaise. Moi qui ne suis pas réunionnais d’origine, je me sens inscrit dans cette unité...

C’est une date de l’unité réunionnaise. Après il doit y avoir d’autres dates qui sont toutes autant représentatives de l’unité réunionnaise.

• Jean-Hugo, 52 ans, maçon, Le Tampon :

Sé la fèt la liberté. Sé kan Sarda la libèr bann zesklav. Mé la pa shanz zot mizèr.

• David, 23 ans, étudiant, Saint-Pierre :

C’est la fin de l’esclavage sur le papier. Un homme est venu proclamer la libération des esclaves afro-malgaches. Sarda Garriga, sur le Barachois, annonce l’abolition de l’esclavage. Mais, bon ! L’esclavage existe toujours. Peut-être même à La Réunion.

• Sophy Rothbard, artiste, Art Sénik, Saint-Leu :

Le 20 Désanm, c’est une date qui s’impose. Mais c’est une date qui a été imposée économiquement. Parce que normalement, nous devrions célébrer l’abolition de l’esclavage le 22 avril. À part Ankraké qui jette des fleurs, il n’y a personne qui fait un recueillement. Et puis, il y a une polémique sur le "20 Désanm, jour férié".

• Eddy Babet, artiste, Saint-Leu :

C’est devenu une fête officielle, mais ce ne sont pas les descendants des esclaves qui ont choisi. C’est l’administration française qui s’en est chargée. Et c’est tout naturellement le côté festif qui a été mis en valeur, alors que cette fête devrait avoir un sens plus solennel. À mon avis, nous avons perdu le sens du 20 Désanm.

• Joël Grondin, président de Lantant Valval, écomusée "Farfar listwar demoun léo" :

Le 20 Désanm, c’est la fête kaf. Il y a malheureusement une rancœur contre cette fête. Les "éradicateurs" essaient alors de s’attaquer à la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise.

Propos recueillis par Babou

Les affiches de LERKA autour du mot "Libre"
« La place de l’art est dans la ville »

Libre, point d’interrogation. Libre point de suspension. Libre entre parenthèses. Libre avec un point d’exclamation. Libre entre guillemets. Libre, point à la ligne. Libre avec un s, si pluriel. Lib, deux points. Lib, virgule. Lib en français ou en créole.

Vous avez pu apercevoir ces mots égrenés dans la ville de Saint-Denis, toujours les mêmes avec un signe différent, sur de grands encarts. Ce n’est pas un appel de publicitaire, mais une action artistique qui s’insère dans le cadre des fêtes du 20 décembre par L’espace de recherche et de création en art actuel (LERKA).

Depuis plusieurs années, LERKA, dans le cadre du projet Limazinèr, souhaite aller à la rencontre d’un large public - là où il se trouve -, le surprendre à travers un médium habituellement réservé aux images publicitaires.

Pour LERKA, « la place de l’art est dans la ville, dans l’espace public, au cœur de la vie de la cité et dans les foyers, pour le plus grand nombre ». Avec Limazinèr, l’association entend aller au-devant du public, là où il circule, et le temps d’un regard solliciter son imaginaire.

La première expérience du type a été réalisée en juillet 2001 ; une photo de René Paul Savignan extraite de Brizure rendait hommage à Bagett. La même année en octobre, lors de la "Zourné internasional kréol", quatre photos de Thierry Hoarau, Jean-Marc Grenier, Caroline et Laurent Zitte se partageaient 1.200 panneaux publicitaires de petite dimension (60X80). Les grands panneaux étaient alors réservés à la poésie.

Cette fin d’année 2003 aura vu seize nouvelles photos, de la collection "Images d’une ville dans la ville", avec huit photographes réunionnais. C’était jusqu’à la mi-décembre.

La série d’affiches construite autour du mot "libre" proposait une dizaine d’affiches installées sur des panneaux 4x3 du 16 au 23 décembre. Vous pouvez toujours vous procurer une série de quatre cartes postales sur le même thème. Des cartes qui reprennent les affiches géantes accompagnaient le cortège du 20 décembre sur un char.

Par Eiffel


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