Littérature : Bruno Testa publie “Le cadavre du Blanc” aux éditions Grand Océan

“Le cadavre du Blanc” ou l’écriture d’une malédiction

21 avril 2004

À contre-courant de l’idéologie bien pensante et de ses visées fiscalistes, un naufragé s’accroche à l’alcool pour ne pas sombrer, et boit pour ne pas être bu : "Seul l’alcool pouvait colmater la brèche qui ne cessait de s’ouvrir en moi. C’était plus qu’une fêlure, une auto-absorption, comme si une bouche intérieure venait m’avaler".
Échoué sur "une île noire et verte... comme l’inconscient", il en ingère l’errance et le désespoir, la rouge histoire "de chair et de sang minéralisés". Il en subit la violence... celle des viols originels, celle des mutins débarqués "pour les faire se suicider au soleil" et celle enfouie dans "les hommes du rhum", et les suicidés du petit matin.
Une violence accumulée comme une dette inépuisable, implacable, une dette qui renvoie le locuteur à sa fêlure des premiers moments : de ceux qu’il noie dans l’alcool par refus de porter le masque du Blanc.
Le Blanc devenu masque, le tenancier d’un bordel permanent. "La prostitution était partout... tout était faussé dès l’origine...". Femmes “à vendre”, hommes roulant fauchés dans les champs de cannes "la tête ravagée de soleil et d’alcool".
“Le cadavre du Blanc” est l’écriture d’une malédiction - “malédiction” de la canne à sucre, entre esclavage et dépendances modernes : la cale et les chaînes sous “les beaux habits de l’Europe” - la vision d’un laboratoire, mais laboratoire en faillite d’où les cobayes humains ne peuvent s’échapper, prisonniers d’un espace confiné qui leur interdit l’amour et donne à chaque regard le poids d’un procès-verbal, sur lequel consigner une mémoire silencieuse "répétant indéfiniment la scène initiale".
"Alors j’errais dans les rues, corps souffrant parmi d’autres corps souffrants, transportant mon cadavre en moi, corps tissé de peur, de toutes les peurs primitives, faisant des efforts désespérés pour ne pas m’effondrer".
L’identité dissoute, le Blanc en rébellion porte en lui comme un fœtus mort, "ce cadavre de l’Europe fardé, masqué". Se raccroche-t-il au corps d’une femme ? Avec elle "la rencontre ne pouvait se faire que dans l’absence ou la déchirure".
La seule issue entrevue, la sortie de cette farce grimaçante, est dans le départ : l’enterrement du cadavre, le bris d’une âme errante et le “retour des caravelles” comme disent les Espagnols.
Recoller les morceaux ? Non. "Revenir dans un corps nouveau, réconcilié avec tous ses fantômes... être dans un corps nouveau dans la nouvelle Europe, afin que, définitivement, je cesse de trembler." Zorèy go home ? Si c’est lui qui le dit...
Ce texte est touchant parce qu’il est le fruit d’une incommunicabilité absolue, de l’impuissance à traverser les blessures de l’Histoire et à en porter les cicatrices, à dialoguer quotidiennement avec la souffrance réunionnaise pour la mettre à distance, lui assigner un lieu. Est-ce ainsi que les Réunionnais vivent ?

Pascale David


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus