Le centenaire de la loi de séparation des Églises et de l’État - 6 -

Les inventaires

15 décembre 2005

Nous publions aujourd’hui le 6ème et dernier volet de la série d’articles consacrés par Eugène Rousse au centième anniversaire du vote de la loi de 1905 organisant la séparation des Églises et de l’État. Ce chapitre est consacré aux inventaires des biens mobiliers et immobiliers servant aux cultes.

Après le vote de la loi de 1905, il est procédé dans toute la France ainsi qu’aux Antilles et à La Réunion, à l’inventaire des biens des établissements des différents cultes avant leur remise aux associations cultuelles.
L’article 3 de la loi de 1905 est ainsi rédigé :
"Dès la promulgation de la présente loi, il sera procédé par les agents de l’administration des Domaines, à l’inventaire descriptif et estimatif
1) des biens mobiliers et immobiliers des dits établissements ;
2) des biens de l’État, des départements et des communes dont les mêmes établissements ont la jouissance. Ce double inventaire sera dressé contradictoirement avec les représentants légaux des établissements ecclésiastiques. (...)".

De nombreux affrontements

Le Pape s’étant opposé non seulement à la constitution des associations cultuelles mais aussi aux inventaires, il était prévisible que ces derniers allaient donner lieu à de vives protestations et susciter une intense émotion, notamment dans l’Ouest de la France. Cela d’autant plus que les agents des Domaines devaient procéder à l’ouverture des tabernacles, commettant ainsi, aux yeux de certains catholiques, une scandaleuse profanation.
Tous les moyens sont alors mis en œuvre par des fidèles de nombreuses paroisses de France pour que les inventaires ne puissent avoir lieu. Les affrontements entre gendarmes et manifestants feront 2 morts et d’innombrables blessés.
Par ailleurs, les inventaires entraîneront pour la seule année 1906 :

- l’arrestation suivie de l’emprisonnement de 295 personnes ;

- des sanctions contre 26 officiers ;

- la démission ou la révocation de 29 fonctionnaires de l’Enregistrement, et de 108 élus locaux.

L’application de la loi à La Réunion

À La Réunion, la loi de séparation entre en vigueur, à la suite de la parution du Journal Officiel du 5 février 1912 du décret du 10 janvier 1912, complétant le décret du 6 février 1911.
Les inventaires vont s’étaler sur 2 années et se dérouleront dans un calme relatif, sauf à Saint-Gilles-les-Hauts.
Pour nous faire une idée précise de ce qui s’est passé à Saint-Gilles-les-Hauts lors des inventaires, reportons-nous aux larges extraits du rapport rédigé par le fonctionnaire de l’Enregistrement et Domaines de Saint-Paul, qui relate minutieusement les incidents ayant marqué les journées des 21 et 24 avril 1913, date des inventaires dans ce quartier de la commune de Saint-Paul.

La journée du 21 avril

"Parti de Saint-Paul à 7 heures du matin avec un de mes témoins, Monsieur Dominique Sauger, je suis prévenu par diverses personnes rencontrées en chemin qu’une résistance violente s’organise à Saint-Gilles-les-Hauts et qu’il me sera difficile de mener à bien mes opérations. (...) Nous arrivons sur les lieux à 8 heures et demie environ. Sur la place est massée une foule compacte de 8 à 900 personnes, nous interdisant (...) l’accès de l’édifice. (...)
Aussitôt descendus de voiture, nous nous dirigeons vers le groupe qui, bannières déployées, se porte également à notre rencontre. (...) Nous sommes immédiatement, mes témoins et moi, enveloppés par la population aux cris furieux de : “Dehors les voleurs ! dehors les bandits !”
L’un des manifestants, Monsieur De Heaulme, me crie dans la figure : “Que venez-vous faire ici, espèce de voleur”.
Les cris et vociférations éclatent de toutes parts. (...) Je reste 5 minutes au moins sans pouvoir me faire entendre au milieu d’un tumulte indescriptible. À ce moment, j’aperçois, fendant la foule et venant vers moi, Monsieur Frédéric de Villèle. (...) Je l’interpelle et lui crie : “Faites donc que je puisse parler (...)”. Sur un geste de Monsieur De Villèle, (...) le silence s’établit instantanément et j’expose (...) que la population a tout intérêt à se courber devant la loi. (...)
Les cris reprennent de plus belle : “Dehors les voleurs ! dehors les bandits !”
J’explique alors, qu’en raison de l’opposition violente (...), (je vais) me retirer purement et simplement.
Monsieur Frédéric De Villèle me saisit par le bras (...), m’entraîne vers ma voiture en me disant : “Partez... mais faites vite...”.

"Une femme me met le poing sous le nez"

Nous atteignons notre voiture et nous y sommes déjà installés lorsque notre cocher s’aperçoit que 2 de ses bêtes sur 3 ont eu leurs rênes détachées de leurs mors et qu’il ne peut plus (...) les conduire de façon sûre (...), les mules n’obéissant plus à aucune direction. Nous sautons de voiture et nous nous retrouvons au milieu de la foule hurlante.
Une femme (...) me met le poing sous le nez en me disant : “Qu’est-ce que tu viens f... ici espèce de voleur ?”
Monsieur Octave de Lavergne se plante à son tour devant moi (...), m’apostrophe violemment : “Nous n’avons peur ni de vous, ni de vos gendarmes”.
Monsieur De Villèle (...) nous pousse à nouveau vers notre voiture (...) en nous disant : “Filez vite, il ne vous sera rien fait” ; (il) n’ignore pas le danger que nous courons (...) avec des bêtes à moitié dételées ; (il) s’oppose énergiquement à ce que notre cocher remette le harnachement en état. (...)
Nous n’avons pas fait 20 mètres qu’une grêle de pierres s’abat sur notre véhicule ; une troupe de 250 personnes (...) s’est lancée à notre poursuite et nous lapide sur un parcours de 4 à 500 mètres. (...) Le cocher (...) a reçu 7 ou 8 pierres ; il est tout contusionné. (...) Les bêtes ont été touchées à diverses reprises ; la voiture est fortement endommagée (...). Seul Monsieur Sauger et moi, protégés par la capote, n’avons pas été atteints. (...) Nous regagnons rapidement Saint-Paul, vers 10 heures. (...)".

Le procureur de la République reçu à coups de pierres

En compagnie de 3 gendarmes et d’un brigadier de police, un juge d’instruction et le procureur de la République se rendent à leur tour sur les lieux, où ils sont accueillis à coups de pierres. Touchés à plusieurs reprises par les projectiles qui sont lancés sur eux, ils regagnent Saint-Paul "très impressionnés de l’état de surexcitation où ils ont trouvé les manifestants".
Le fonctionnaire de l’Enregistrement ajoute :
"Monsieur de Villèle ne peut nier que la population se soit réunie sur son appel : nombre de témoignages établiraient (...) que depuis 6 heures du matin, la sirène de son usine (...) sifflait sans relâche. (...) À tous ceux qui se présentaient, il était donné ordre de se rendre à l’église pour s’opposer aux inventaires".

La journée du 24 avril 1913

"L’opération est reprise avec le concours de la force armée et sous le haut contrôle de Monsieur le secrétaire général (du gouvernement) arrivé depuis la veille. (...)
Nous arrivons à Saint-Gilles-les-Hauts vers les 10 heures du matin. La foule rassemblée sur la place de l’église n’est plus que de 4 à 500 personnes. (...) Messieurs de Heaulme, Raphaël de Villèle et Monsieur De Lavergne sont toujours parmi les manifestants.
Monsieur le secrétaire général, accompagné de Monsieur le commissaire de police, fait une dernière tentative de conciliation auprès de la population qui refuse de se rendre à ses conseils. (...)
Monsieur le secrétaire général se décide à avoir recours à la force et 3 sommations précédées chacune d’une sonnerie de clairon sont faites sans résultats.
La force armée (...) fait alors évacuer la place, dont les abords sont dégagés en moins de 5 minutes et sans incidents sérieux. (...)
À midi, nous pénétrons avec nos témoins et la force armée chargée de nous accompagner dans l’église, où nous procédons (...) à l’inventaire prescrit.
Nous nous transportons ensuite au presbytère et nos opérations sont complètement terminées à 1 heure de l’après-midi.
L’inventaire de l’église ayant permis de constater la disparition d’une partie des objets qui devraient s’y trouver. (...) Il en a été référé immédiatement à l’autorité judiciaire présente sur les lieux.
Nous sommes de retour à Saint-Paul à 5 heures du soir".

Discrétion

Avant de refermer ce dossier, je voudrais faire observer que l’actuel gouvernement s’est abstenu de commémorer avec éclat le centenaire de la loi de séparation des Églises et de l’État qui marque un moment important de l’histoire de France. Sa discrétion s’explique sans doute par le fait que la politique qu’il poursuit, en dépit des sévères mises en garde que lui a adressées le corps électoral ces 2 dernières années, tourne le dos à la laïcité. En la circonstance, il est heureux que les associations se soient substituées à l’État.

Eugène Rousse


Dans “Témoignages” d’avant-hier, une imprécision s’est glissée dans la légende de la photo publiée. Avec toutes nos excuses pour nos lecteurs, voici ce qu’il fallait lire :
"Manifestation place Massena à Nice, le 17 septembre 2000, contre l’opposition de l’actuel sénateur-maire UMP Jacques Peyrat à la construction d’une mosquée".


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