Nout mémwar

’Les Marrons’, de Louis-Timagène Houat — 34 —

26 juillet 2013

Dans cette chronique ’Nout mémwar’, voici la fin du 5ème chapitre (’Le négrillon’) du texte de Louis-Timagène Houat paru quatre ans avant l’abolition de l’esclavage à La Réunion sous le titre ’Les Marrons’, au sujet des esclaves et des traitements imposés aux marrons dans les colonies françaises. L’auteur raconte comment un groupe d’esclaves marrons malgaches quitte « l’habitation coloniale » réunionnaise « au pied des Salazes » pour se réfugier dans les Hauts. L’un d’eux, ’le Câpre’, laisse ses camarades dans « un établissement », échappe à des chiens de chasseurs de marrons puis rencontre dans une grotte « une jeune femme blanche (Marie) tenant dans ses bras un enfant mulâtre » et il est rejoint par « un grand jeune nègre » (Frême), qui leur raconte son parcours d’esclave dans le quartier de la Petite ÎIe à Saint-Denis et notamment au collège dionysien, où il devient l’ami de la fille du directeur ; mais son travail d’esclave fait qu’ils sont éloignés l’un de l’autre et cela l’attriste...

Cependant il faisait des progrès dans son état, et le maître charpentier auquel on l’avait confié n’avait que des éloges à faire de son ouvrage comme de sa conduite. Il était assidu, docile, attentif ; et, de plus, vif, intelligent et adroit. On ne pouvait espérer de lui qu’un bon sujet, un bon ouvrier, et déjà il commençait à l’être ; aussi bien il gagnait de la force et du corps, il devenait un homme, il avait sa cabane à part.

Mais les souvenirs de ses premières années dans la colonie et de la petite blanche étaient toujours dans son esprit, ne le quittaient pas ; et ses pensées, à cet égard, loin de s’affaiblir, semblaient prendre chaque jour plus de consistance, une teinte plus mélancolique. Il ne pouvait s’empêcher de rêver au bonheur perdu, de regarder toujours avec un œil humide la maison du directeur, dont l’entrée lui était interdite ; mais c’était son temple, un ange, son adoration était là !

Bien souvent, la nuit même, entraîné par la vive inspiration de ses regrets, il quittait sa paillotte, et, debout dehors dans la plaine, il restait, les yeux fixés de ce côté, pendant des heures entières, comme dans une sorte de contemplation sainte, divine.

Il était fasciné par sa propre pensée, qui se faisait vision, une ombre qu’il croyait voir, ombre trompeuse, mais chérie de l’objet auquel tendait toute son âme, de celle qu’il avait vue enfant, qu’il avait soignée comme sa sœur, et que, depuis, il n’avait eu que le bonheur d’apercevoir quelquefois, et de bien loin seulement, mais qui était devenue une grande et si belle blanche qu’il n’eût osé qu’en tremblant se présenter devant elle ! On aurait dit d’un fou religieux échappé de l’hospice, et poursuivant, au milieu de la savane et de la nuit, son idée fixe, sa monomanie pieuse.

Et quand, les sens fatigués, l’âme affaiblie, il se surprenait dans cette espèce de méditation, d’extase, de somnambulisme nocturne, il se trouvait plongé dans un chaos inextricable de pensées tristes, désolantes, qui ne se dissipaient un peu que par leur excès même et d’abondantes larmes !

(à suivre)

mailto:[email protected]


Signaler un contenu

Un message, un commentaire ?


Témoignages - 80e année


+ Lus