Nout mémwar

’Les Marrons », de Louis-Timagène Houat — 54 —

13 décembre 2013

Dans cette chronique « Nout mémwar », voici le début du 11ème chapitre (’Les rêves’) du texte de Louis-Timagène Houat paru quatre ans avant l’abolition de l’esclavage à La Réunion sous le titre « Les Marrons », au sujet des esclaves et des traitements imposés aux marrons dans les colonies françaises. L’auteur raconte comment un membre d’un groupe d’esclaves marrons, « le Câpre », échappe aux chiens des chasseurs de marrons puis rencontre dans une grotte un jeune couple de marrons, « une jeune femme blanche (Marie) tenant dans ses bras un enfant mulâtre » et « un grand jeune nègre » (Frême) ; « le Câpre » leur dit qu’il doit rejoindre son grand-père. Frême l’accompagne mais ils sont repérés par des chasseurs de marrons avec leurs chiens et Frême est tué par un coup de carabine. Un chasseur ramène aussitôt « le Câpre » chez son maître, Zézé Delinpotant, à Sainte-Suzanne ; celui-ci demande à son commandeur de mettre l’esclave rebelle en geôle. Finalement, menacé de mort par le commandeur et « succombant au besoin le plus impérieux, celui de dormir, il s’affaisse au milieu de ses chaînes et tombe dans ce sommeil lourd, profond, mais rêveur, agité, qui arrive à la suite d’un grand tourment, d’une grande fatigue... ».

Et, dans ce sommeil, le Câpre, assailli par les ressentiments de la veille, fut reporté aux faits les plus émouvants, les plus tristes, et toutes les scènes qui s’en formaient, auxquelles l’initiait la fièvre des songes, scènes reproduites et productions bizarres de son esprit malade, passaient une à une dans le tableau

de sa pensée avec toute la magie de la réalité.

Il se croyait encore à la réunion du grand tamarin, et, parlant à ses camarades, il les adjurait de ne pas tenter le soulèvement, ni d’aller s’aventurer sur la mer ; de se faire plutôt marrons dans les mornes, d’attendre l’émancipation promise.

Et puis, malgré ses instances, il les voyait prendre une frêle barque et partir ; et, tout en s’en allant, libres, joyeux, dans leurs pays, lui adresser des adieux avec des reproches qui lui disaient :

—  Vois-tu où tu es ? Tu n’as pas voulu nous écouter, nous suivre... Tu as mieux

aimé plaider contre nous, rester près des maîtres... À quoi cela t’a avancé ?... Tu as été chassé, traqué comme un cabri sauvage... Tu as craint de mourir, et tu as été cause de là mort de cet homme hospitalier et aimé, de la mort de Frême…

Et chacune de ces paroles, en frappant son entendement, passait par toutes ses

fibres, et produisait en lui une sorte de vibration générale, galvanique, étrange ; et ses yeux, ses lèvres s’agitaient, tous ses muscles se mouvaient, et il faisait des efforts comme quelqu’un qui voudrait voir, parler, agir de ses membres, et qui ne le pourrait pas ; mais, au nom de Frême, son émotion fut si vive et si poignante, qu’il sortit de cette lutte par un mouvement violent, qui fit bruire ses chaînes, et il s’éveilla aussitôt en murmurant d’un ton douloureux :

—  Hélas ! oui, c’est bien vrai ! je suis cause de cette mort... de la mort aussi peut-être de la femme et de l’enfant abandonnés là-bas sans secours ! Oh ! je ne m’en consolerai jamais !

(à suivre)


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