Les cinq ans du Comité Pour la Mémoire de l’Esclavage - 1 -

« Les mémoires issues de cette longue histoire concernent tous les citoyens »

16 janvier 2009

Mercredi soir, Françoise Vergès, présidente du CPME (Comité Pour la Mémoire de l’Esclavage) est intervenue devant la ministre de la Culture et le secrétaire d’État à l’Outre-mer pour présenter le bilan de cinq ans d’action du comité. Cette soirée a été marquée par la remise des Prix de thèse 2008 “Mémoires de l’esclavage” du CPME. Voici la première partie de son intervention, dans laquelle elle rappelle quelques avancées marquantes de ces cinq dernières années.

« Je remercie M. Yves Jégo, Ministre de l’Outre-mer, et Madame Christine Albanel, Ministre de la Culture et de la Communication, d’avoir souhaité organiser avec nous cette cérémonie de remise du Prix 2008 “Mémoires de l’esclavage” attribué à Natacha Bonnet pour sa thèse “Seigneurs et planteurs, entre Ouest atlantique et Antilles : quatre familles du 18ème siècle”, soutenue devant l’Université de Nantes le 21 octobre 2006 sous la Direction de Guy Saupin.
Avant de procéder à cette cérémonie et de saluer, à cette occasion, les lauréats de ce Prix qui se sont déplacés aujourd’hui, je voudrais dresser devant vous le bilan des cinq années de la première mission du Comité pour la Mémoire de l’Esclavage, prévu par la loi du 21 mai 2001.
Au terme des cinq ans de notre mission, nous dressons un bilan dont nous pouvons nous féliciter.
Permettez-moi tout d’abord de souligner la part active qu’a pris chacun des membres à cette mission. Sous la présidence de Maryse Condé, nous avons d’abord posé les principes qui allaient guider notre action - travailler à l’élaboration d’une mémoire et d’une histoire partagée en s’appuyant sur des données scientifiques rigoureuses, en affirmant le caractère citoyen de notre mission, en ne perdant jamais de vue l’intérêt général. Nous avons eu conscience de l’extrême importance de notre mission et de l’opportunité qui nous était offerte. Comme vice-présidente, puis comme présidente du CPME, je veux les remercier de leur dévouement et de leur compétence. Ce fut pour moi une grande fierté de travailler avec eux.

De nombreux soutiens

Christiane Falgayrettes-Leveau nous a apporté sa connaissance du monde artistique et sa sensibilité aux expressions culturelles des mondes de l’esclavage ; Gilles Gauvin son engagement pour un enseignement républicain, il a ainsi su développer dans son Académie un programme éducatif de premier plan ; Nelly Schmidt et Marcel Dorigny ont chaque fois apporté leur expertise scientifique, ils ont été déterminants dans le choix des lauréats du Prix de thèse ; Henriette Dorion-Sébéloué, Jean-Godefroy Bidima, Fred Constant, Léa de Saint-Julien - dont la très belle “Forêt des Mânes” accompagna la première édition du 10 mai — et Anne Lescot ont aussi chacun apporté leur contribution ; et la voix raisonnable de Claude Valentin-Marie nous a toujours ramenés à la réalité quand nous étions tentés de nous en éloigner.
Je voudrais aussi remercier tous les services de l’Etat, ceux du Ministère de l’Outre-mer évidemment, particulièrement Marie-Hélène Dumeste qui a, pendant ces cinq ans, ménagé ni son temps, ni sa peine, ceux du Premier ministre, ceux de la Culture et de la Communication, du Secrétariat d’Etat à l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et du Ministère de l’Education nationale, qui nous ont toujours soutenus et aidés. Je ne voudrais pas oublier de remercier la Direction des Musées de France et les Archives de France qui ont dès 2005 accepté nos propositions. Nous avons aussi reçu, tout au long de ces cinq ans, de nombreux soutiens, des élus, des institutions et des associations, et celui, très précieux, du Chef de l’Etat. Ces soutiens et la confiance qui nous a été accordée nous ont confortés dans nos orientations.

L’esclavage concerne toute la Nation française

Je voudrais revenir rapidement sur nos objectifs. Alors que des tentations émergeaient de privatiser ces mémoires et cette histoire, ou de simplifier abusivement les demandes légitimes d’inscription historique, le CPME n’a jamais dévié de la lettre et l’esprit de la loi du 21 mai 2001 : cette histoire concerne toute la Nation française, elle est constitutive du récit national.
Pendant près de quatre siècles, la France a, de manière active, participé au commerce d’êtres humains et à la création du système esclavagiste. Droit, philosophie, arts, littérature, industries, monnaies, démographie, routes de commerce et d’échanges ont été transformés par ce commerce transcontinental.
La résistance à ce déni d’humanité a elle aussi été transcontinentale : elle a relié captifs révoltés, rebelles, marrons, écrivains, philosophes, hommes d’Etat, juristes dans un même combat, l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage. Cette lutte fut exemplaire : alors que l’esclavage était considéré comme un fait naturel, que la capture et l’asservissement de millions d’Africains était acceptés, des femmes et des hommes n’ont cessé d’en contester la légitimité. Ils ont osé aller contre l’ordre établi, contre la norme. Ils nous ont légué l’esprit de révolte et de combat contre l’inacceptable. Lors de ces terribles « nuits sans nom » et « sans lune » qui furent celles des esclaves, pour reprendre les mots de Léon-Gontran Damas, femmes et hommes ont continué à rêver de liberté. Louis Delgrès, Dimitile, Cimendef, La Mûlatresse Solitude, Victor Schoelcher sont parmi ces femmes et ces hommes. Ceux qui voudraient aujourd’hui diminuer la portée de ce combat qui a donné tout son sens aux notions de liberté, de fraternité et d’égalité n’ont pas compris ce qu’il fallut de courage et de détermination pour persévérer, et ce, malgré les revers et les défaites.

L’esclavage colonial se distingue

Pour les membres du CPME, il ne fait pas de doute que les mémoires issues de cette longue histoire, sur le territoire national et sur plusieurs continents, concernent tous les citoyens. Il ne fait pas non plus de doute que cette histoire relie la France aux autres puissances esclavagistes comme aux pays de capture et aux territoires où ont vécu et résisté les esclaves. Il ne fait finalement pas de doute que cette histoire n’est pas exclusivement celle des descendants de négriers, ni celle des descendants d’esclaves, elle n’est pas celle de l’Outre-mer français, mais celle de la France, de l’Europe, et de l’humanité tout entière.
Certains ont défendu l’argument suivant : l’esclavage courant à travers toute l’histoire de l’humanité, on ne pouvait faire de ces quatre siècles un événement unique. C’est méconnaître profondément l’histoire. Certes, l’esclavage nous pose une question anthropologique : pourquoi toutes les sociétés humaines ont-elles organisé des formes d’esclavage ? Pourquoi, alors qu’il est devenu un crime dans la loi internationale, l’esclavage continue-t-il à resurgir sous de nouvelles formes ? Mais l’esclavage colonial se distingue profondément des autres : il racialise, il africanise l’esclavage, alors que l’Europe proclame les principes universels de liberté et d’égalité de tous ; il met en relation des continents, des systèmes économiques, juridiques, culturels, accomplissant une mondialisation avec ses inégalités et ses nouvelles cartographies du pouvoir et de la souveraineté ; finalement, nous devons admettre que l’esclavage colonial a profondément bouleversé le monde.

Les avancées de la Loi Taubira

Nous héritons tous de ce que ces mises en relation violentes ont produit : souvenirs de la guerre, de la capture, de l’exil, de la souffrance, du déni d’humanité, de la perte et de la mort ; et de leurs conséquences inattendues : les cultures dites « créoles », les métissages culturels et cultuels. Sans oublier l’épopée vibrante des esclaves révoltés, des marrons qui nous enseigne combien est forte et puissante l’aspiration humaine à la liberté. Le patrimoine culturel de l’humanité s’est enrichi des contributions des esclaves : musiques, poésie, littérature, art et techniques, savoirs médicaux... Car, comme l’a écrit Aimé Césaire, les esclaves « ne sombrèrent jamais dans la déchéance complète, ne perdirent jamais espoir, n’abdiquèrent jamais leur dignité ».

Refusant de nous arrêter à l’opposition simpliste entre mémoire et histoire, nous avons souligné et défendu l’existence de mémoires plurielles et des liens entre mémoires, histoire orale, mythes, archives et recherche. La mémoire est nécessaire, c’est un devoir de la communauté envers les morts. C’est un élément essentiel du lien social. Au-delà de la controverse sur l’opportunité des lois dites « mémorielles », je voudrais souligner que la Loi du 21 mai 2001, dite Loi Taubira, a fait avancer la recherche et les méthodes d’enseignement. La création du Centre international de recherches sur les esclavages (CIRESC), l’augmentation des thèses de recherche sur ces sujets, la publication de manuels de méthode, de documents éducatifs témoignent de l’impact indéniable qu’a eu la Loi Taubira pour impulser la recherche en France.

(à suivre)

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