Recherche : Un nouvel éclairage historique et sociologique des déportés réunionnais
Les ’Tristes tropiques de la Creuse’
17 juillet 2004
Après de longues recherches sur les Réunionnais déportés dans la Creuse, Gilles Ascaride, Philippe Vitale et Corine Spagnoli, sociologues et historienne, ont rédigé le livre ’Tristes tropiques de la Creuse’, qui paraîtra en octobre prochain aux éditions K’A et Françoise Truffaut (collection Pou rodésot la mèr). Avec une approche dépassionnée, les chercheurs analysent, d’un point de vue historique, le transfert d’enfants réunionnais dans la Creuse et, d’un point de vue sociologique, la politique migratoire de Michel Debré.
En 2001, un article de presse a remis au jour l’épisode (jusqu’alors méconnu) de plus de 1.600 pupilles de l’île de La Réunion, transférées en métropole entre 1963 et 1981. Les départements du Tarn, du Gers et de la Creuse, notamment, ont vu arriver ces petits réunionnais, officiellement transférés par la DDASS pour un avenir meilleur auprès de familles d’accueil.
Stimulés, en début d’année 2002, par la demande d’un milliard d’euros de dédommagement réclamé à l’État par l’un de ces enfants réunionnais et par la publication d’un rapport de l’Inspection générale des Affaires sanitaires (IGAS) et sociales, les médias se sont emparés de cette affaire, dès lors labellisée "la déportation des enfants réunionnais".
Alors que se multiplient, aujourd’hui, les plaintes portées par les Réunionnais transférés devant les tribunaux, Gilles Ascaride, Philippe Vitale et Corine Spagnoli, sociologues et historienne, ont abordé cette affaire sous un autre angle, à l’inverse des débats passionnels qui s’animent aujourd’hui autour de ce triste épisode de notre Histoire.
Trois années de recherche, en métropole et à La Réunion, ont permis aux chercheurs d’accumuler interviews, archives et carnets d’observation. Au terme de cette enquête, ils proposent, dans cet ouvrage, une analyse historique de l’épisode du transfert des Réunionnais dans le département de la Creuse et un examen sociologique de cette politique migratoire imaginée par Michel Debré.
À l’heure de la mise en scène médiatique de l’épisode du transfert des mineurs réunionnais, le questionnement des auteurs sur l’actualité et les logiques d’action des ex-mineurs transférés pourra contribuer, raisonnablement, à mieux saisir les enjeux et contours de cette "affaire".
Les Réunionnais a priori "intégrés"
Le contexte de ces mouvements migratoires s’inscrit dans la politique générale de la mobilité des Départements d’Outre-mer des années 60. Le cas de quelque 215 Réunionnais âgés de 6 mois à 20 ans qui, dans les années 60, ont été conduits dans la Creuse, présente une entrée privilégiée pour une analyse raisonnée de la politique de placement de mineurs de La Réunion en métropole. En effet, nombre de ces Réunionnais demeurent aujourd’hui dans la Creuse. Adultes, certains sont certes retournés vivre à La Réunion, mais la majorité est restée dans le Limousin ou dans des départements limitrophes.
Ces derniers se sont a priori "intégrés" à leur vie métropolitaine, se mariant avec des Creusoises, travaillant dans l’artisanat local, créant même une association culturelle, le Cercle des amitiés créoles de la Creuse, qui tente de tisser des liens entre La Réunion et le Limousin. C’est d’ailleurs à l’initiative de cette association que les "Réunionnais de la Creuse" ont pu effectuer, en 1997, un voyage à La Réunion (voyage qui, pour certains, était leur premier retour dans l’île depuis leur enfance), devançant en quelque sorte la proposition de "réparation" faite par l’IGAS.
Le contexte
Seul un examen attentif des différentes dimensions de cet épisode d’histoire "immédiate" peut apporter un éclairage objectivé et intelligible. Le contexte politique, tout d’abord, avec la nécessité de dessiner l’horizon des relations entre la métropole et La Réunion des années 60, et plus largement de l’ensemble des DOM-TOM, la situation dans l’île, les partis politiques en présence, les débats, les revendications...
Le contexte économique de La Réunion, ensuite, avec un examen du développement de l’industrie locale, de l’habitat, du taux de chômage... Les contextes démographique et sociologique. Enfin, avec l’étude de la pyramide des âges, de l’indice conjoncturel de fécondité, du solde migratoire, de la composition socio-professionnelle de la population réunionnaise... Ce qui conduit Michel Debré, député de La Réunion de 1963 à 1988, à engager un programme de migration qui conjugue le départ d’adultes et de mineurs pupilles réunionnais.
Les recherches sociologiques sur les récits, les représentations et les pratiques des Réunionnais qui vivent aujourd’hui dans la Creuse et qui revendiquent soit leur "déportation", soit une double culture (réunionnaise et creusoise), ont permis de faire ressortir un certain nombre de Réunionnais qui ne reconnaissent pas la procédure judiciaire engagée par Jean-Jacques Martial et la vingtaine de Réunionnais qui ont demandé, récemment, réparation à l’État.
On pourrait, en effet, considérer que le rapport IGAS clôt l’"affaire des Réunionnais de la Creuse". Or, depuis peu, la demande de réparation engagée par les ex-mineurs "à l’administratif" à La Réunion (Me Goburdhum) et "au pénal" en métropole (Me Collard) ne laissent pas présager un ajournement de l’affaire. Bien au contraire, tout laisse à penser que cette mise en scène médiatique et judiciaire sera difficilement acceptée et gérée par l’ensemble de ces Réunionnais et des Creusois. L’institutionnalisation d’une politique de placement contextualisée, analysée et relativisée, ne saurait atténuer les tensions et les revendications d’ex-mineurs à la mémoire "en cours d’écriture"...
Les auteurs
Gilles Ascaride est ingénieur de recherche au Département de Sociologie de l’Université de Provence et chercheur associé au Laboratoire méditerranéen de Sociologie (LAMES / CNRS). Il a réalisé de nombreuses recherches et produits différents articles et ouvrages sur l’immigration dans l’espace méditerranéen selon ses dimensions sociologiques et politiques. Il poursuit, parallèlement, une carrière de romancier.
Corine Spagnoli est doctorante en Histoire à l’Université de Provence. Ses recherches s’intéressent à la migration des Réunionnais.
Philippe Vitale est responsable de cette recherche. Il est Maître de conférences au Département de Sociologie de l’Université de Provence et chercheur au Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES/ CNRS). Il est, notamment, l’auteur de plusieurs articles sur le curriculum du CAPES (Certificat d’aptitude pédagogique à l’enseignement du second degré) créole et l’organisateur de colloques internationaux sur l’espace indocéanique.