Un texte d’Alain Lorraine

Lettre à mon frère noir inconnu…

20 décembre 2014

Ce texte a été écrit par Alain Lorraine, en 1998, année du 150e anniversaire de l’Abolition de l’esclavage.
Carole, sa compagne, l’a offert aux participants du colloque de l’UNESCO, organisé à Paris en décembre 2001 avec l’ARCC (Association Réunionnaise Communication et Culture), dans le cadre de la célébration de l’Abolition de l’esclavage et en lien avec la promulgation de la loi du 21 mai 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’Humanité. Témoignages a publié ce document le 6 mai 2002.

Alain Lorraine a participé à la renaissance du maloya à La Réunion.

Lettre à mon frère noir inconnu. En quelques mots que de prétentions possibles, de malentendus assurés, d’abus de langage suspectés.
Ce ‘mon’ de propriété, ce ‘frère’ de généralité, ce ‘noir’ d’extériorité et cet ‘inconnu’, par nature indéfinissable…, de quel droit puis-je décider de cette réciprocité, qui reste à prouver. Ai-je droit de m’adresser à toi de cette manière ? Oui, j’ai le droit et je le prends, pour beaucoup de raisons et de déraisons dont il sera question. Mon souci n’est pas celui d’une légitimité. C’est à quelle ‘hauteur’ se parler, en sachant que lignes de partages et points de confluences nous font si proches et si lointains. Noir inconnu, comme soldat inconnu… Mais de quelle guerre ? celle de l’impôt du sang ? Lorsque les généraux de ‘14’ vous prévoyaient comme l’avant-garde broyée de ces millions de jeunes hommes sacrifiés dans la boue hivernale des tranchées, en face des baïonnettes, des gaz, des barbelés, des canons ? Vous qui, dans cette situation de terreur et de mort, saviez plus souvent mieux manier les armes que le ‘ français’.
On m’appelle parfois un auteur. Cela veut dire que mon métier, maintenant, c’est de me raconter des histoires, comme toi dans ta case, quand la pluie sur la tôle enchante tes veilles de sommeil et puis ensuite d’essayer de les raconter aux autres, histoire d’avoir des choses à se dire, à se redire et à s’écrire, manière de continuer sur l’imprimante de l’ordinateur ces veillées d’autrefois qui, paraît-il, réunissaient et réchauffaient les générations à coups de légendes, d’aventures de ‘Ti jean’, de récits d’envoûtements, avec la brillante mise en scène du passé, de la mémoire, par l’ancien de la maison, du village.

Une histoire…

Céparose… dans ce village des hauts, c’était son surnom.
Céparose est un paysan athlétique dont l’horizon quotidien n’avait jamais dépassé la case en paille, les sentiers des bois, les roches des ravines, les champs de géraniums, la coupe des cannes et le fronton de la chapelle paroissiale. Il est appelé sous les drapeaux. En quelques heures, le voilà sur les quais de la ‘Pointe des galets’, avec son uniforme épais, son barda de militaire et son regard abasourdi devant ce bateau qui, dans ses cales et sur ses ponts, entassait déjà des centaines de soldats. Pour la première et la dernière fois de sa vie, il allait voguer sur les flots de l’Océan Indien , lui qui n’avait jamais vu la mer de près, ni côtoyé les continents, il allait débarquer en pays de France, pour faire la guerre…

Lorsque tu es sur les quais pour être évalué, malaxé en taux d’escompte, dénombré en chiffres, fixé en valeur dentaire, musculaire, pigmentaire, tu passes la rive des morts vivants, du non-être. Tu es un apatride, un non-homme, un meuble, une chose, une machine. Te voilà fantôme de toi-même, néantisé. La vérité c’est que tu es le miroir de la violence, la bourse des valeurs de la viande humaine, au cours fluctuant, mais toujours intéressant, le miroir de l’anthropophagisme de l’économie coloniale.
Et il suffisait de décréter que dans les traits de ce miroir, on ne distinguait que faciès simiesque, animalité, laideur, imbécillité, pour que les hommes d’Europe puissent se dédouaner de la barbarie, et encore se regarder sans avoir rien à justifier. Maintenant le frère sans pays, sans nom, sans humanité, tu es bon pour le service, tu entres en cafrerie, tu es un Cafre.

Le Cafre, notre histoire…

Lorsque tes premiers pas foulent ta nouvelle terre de servitude, tu n’offres plus que la stupéfaction douloureuse et hébétée du captif. Hébétée, oui, à cet instant d’initiation en cafrerie, tu es bête, pour cause d’épuisement et de cauchemar, tu es traité comme une bête, tu es une bête.
C’est le point de départ qui est la clef de l’esclavagisme colonial, le puits sans fond qui autorisera l’outrage structurel, banalisé. Tu n’es pas, tu n’es plus un homme. Si tu ne le comprends pas, on te le fera comprendre, vite fait, bien fait, shabouk, kalbanon, commandeur, cachot, chaînes.
La grande fraude occidentale de la modernité est là, qui conduira lentement mais sûrement à Hitler et à Auschwitz : ce déficit ontologique. Tu es une propriété. Tu es ce maillon identifiable entre l’instinct et l’intelligence humaine. L’intelligence a un modèle, un monopole, un pays, celui des Blancs, des civilisés. Toi, tu es le sauvage parfaitement nécessaire, ‘les ténèbres’ qui exigent ‘la lumière’.

Sacré…

A cet instant, en devenant Cafre, tu ne le sais pas encore, tu es ‘Sacré’, tu es un être sacré.. C’est un impératif catégorique de sacraliser ta bestialité pour mieux considérer dans un antagonisme radical l’humanité de l’esclavagiste.
Il est d’extrême urgence de sacraliser ton ignorance pour absolutiser la science du maître. Il est obligatoire de te décréter privé de conscience pour illuminer la belle conscience du grand planteur. Il est fatal que soit absolutisé ton exil de l’éthique, de la responsabilité, de la beauté, de la spiritualité pour que ces notions, ces valeurs habitent de l’autre côté de la couleur de la peau, habitent en face de toi, contre toi. Bien malgré toi, tu inaugures une histoire du sacré. Tu es la figure cachée de l’angoisse sépulcrale d’un Jérôme Bosch. Les tourments de la damnation, de l’enfer, l’empire du Diable, du mal, de la possession, et ce final onirique du Moyen Age. Bientôt, la peinture charnelle et métaphysique d’un Bruegel confirmera cette transition sulfureuse, cet adieu sacral au Moyen Age de la peur. La Renaissance essaie d’effacer cette dette de l’aliénation, de la soumission à des mystères terrifiants. Le temps de la raison, de la science, de la découverte, de l’autonomie ajuste, rend justes ces certitudes primordiales.
Et immédiatement, contemporainement, cette approche en humanisme est hypothéquée par le transfert vers les Amériques de cette dette, de cette damnation. Il y a les hommes, les conquistadors et les sauvages, les païens, qu’on massacre, qu’on génocide, qu’on détruit. Ce transfert du sacré a pour principal moteur, pour prétexte, l’or, le veau d’or, les mines d’or, l’amorce prédatrice du capital pour le capital.
Les Amérindiens d’abord, les esclaves de la Traite ensuite, seront assujettis à ce théâtre multiséculaire de la malédiction des uns, en répondant du salut des autres. Lucifer est le grand traître, le concurrent de Dieu, l’Ange déchu cherchant éternellement qui dévorer.

Damné…

Tu apportes cette histoire du sacré, le frère, le Cafre, dans le rôle du damné opportun, déchu. C’est une affaire d’aubaine d’avoir pour pas cher, sous les yeux, au quotidien, ces preuves vulgaires et multipliées de l’ange déchu, éloigné du paradis perdu et interdit de terre promise, de rédemption. La cause est théologique. Il ne suffira pas d’exercer un contrôle sur ces ‘arriérés’ de la Préhistoire, il est vital aussi de monter la garde, de ne pas oublier que ces ‘miettes’ sombres et caverneuses, ces ‘débris’ de population, sont les enfants de Cham, nominalement réprouvés par le dieu tout-puissant. C’est encore une des ruses du diable d’envoyer ses obligés sous les apparences d’une ‘débilité’ démonstrative, d’une ‘laideur’ tellement dissuasive, d’une ‘infériorité’ si constante, qu’on pourrait fermer l’œil et concevoir que tant d’insuffisances essentielles ne peuvent qu’en faire des inoffensifs. Car ces damnés du nouveau monde ne sont pas que les esclaves des hommes. Cette déchéance par trop évidente cache aussi la dangerosité du Cafre, c’est l’aveu qu’il est aussi l’esclave du diable. Ce pacte noir avec l’enfer de cette ‘négraille’ faussement pacifique grandit le colon dans la fonction élective de l’inquisiteur aux pleins pouvoirs, du défenseur de la chrétienté.

Etats d’âme et ordre des mérites

Lorsque l’ordre de l’esclavagisme sera assez sûr de lui, il deviendra envisageable pour l’esclavagiste de gagner des deux côtés. Le devoir de verrouiller la malignité potentielle de ces ‘suppôts’ de Satan, s’essaie à coexister à une virtualité humanitaire. En gageant, dès l’acte originel, l’humaine divinité du Noir, cela laisse en friche disponible la sortie de l’esclave de cette condition calamiteuse, de se muer dans l’ambivalence de l’ange gardien, pour engager un nouveau livre biblique de la sortie d’Egypte, de l’humanisation, l’ascension, la promotion de cette race inférieure.
Il y a pour les belles et grandes âmes, la configuration d’une œuvre bienfaisante qui justifiera à terme les lumières de l’humanisme et de la chrétienté. Ce récit parallèle de la bienfaisance signale le Code noir, îlot royal d’un embryon de responsabilité juridique dans un massif de mépris et d’interdictions. Ce petit coup d’essai d’une magistrature lointaine et suprême aura bien plus de conséquences quand parviendra l’âge délicieux des états d’âme, où l’on peut distinguer les bons et les mauvais maîtres, les bons et les mauvais esclaves. Dans ce cloaque, émerge la chance paisible de l’ordre des mérites. Et cela ira de mieux en mieux, avec timidité ou avec assurance on parle de justice minimale, d’atténuation des brutalités, d’évangélisation, d’affranchissement. Et ce récit parallèle, issu même des entrailles du monde des oppresseurs, s’achèvera dans le formidable mentir-vrai de l’abolition, suivi des anniversaires de cette abolition, jusqu’à la commémoration du 150e.
Cette histoire double de diabolisation initiale et de sanctification missionnaire qui permet de justesse de modifier une optique, un bilan, n’est pas qu’une histoire perverse. Elle aura comme fonction décisive de rejeter dans les greniers poussiéreux, le masque de Caïn, de crever l’œil dans la perte, de passer à pertes et profits les tumultes de l’histoire, en affectant d’ignorer que les pertes n’étaient que d’un seul côté et les profits de l’autre.

Préliminaire

Ce préliminaire, qui est tout sauf revanchard ou passéiste, n’est en rien le refus d’adopter en ce début du troisième millénaire, l’exercice si prometteur de la réconciliation, du dépassement du traumatisme.
Ce préliminaire est au contraire une des conditions indispensables pour aller vers cet horizon, et d’assumer dans une réelle totalité, cet héritage.
De quoi s’agit-il : de la fraude initiale toujours agissante. De qui s’agit-il : du Cafre ? Car le moment n’est pas encore assez visible, assez fertile pour déclarer aimablement que nous sommes tous des Cafres. Une tolérance amnésique et à bas prix serait le pire des remèdes à ce ‘mal’ esclavagiste, qui aujourd’hui nous concerne tous.
« Notre mal vient de plus loin », écrivait cette romancière américaine1. Oui, j’énonce avec modestie, avec obsession, avec conviction que ce n’est pas qu’ici, dans cette île, que sur les ruines d’une fraude fondamentale, on a bâti quatre siècles d’histoire.

Une fraude fondamentale

Cette fraude, c’est simplement l’autre nom du péché originel de la modernité, du développement matériel, du progrès, de la dilatation du monde.
La traite négrière, l’esclavage des Noirs, la colonisation prédatrice, est le temps fort de la prostitution marchande de l’occident. Il n’est plus possible de présenter aux enfants une histoire de la colonisation comme une exclusive épopée de savants, de prêtres, de navigateurs, de pionniers, de bâtisseurs d’empire. Elle fut un peu, beaucoup de cela, mais en ayant dans la peau, dans ses bagages, un double inédit : des proxénètes de l’âme, ces pilleurs d’intimité, ces délinquants métaphysiques, ces producteurs de la honte introduite comme un venin dans la dignité compromise de leurs victimes.
On n’a pas attendu l’Occident colonial pour que l’accouchement de l’histoire soit celui des conquêtes, des violences, des chocs des expansions et des dominations. C’est même une loi de l’histoire. Mais c’est la première fois que des prétendants à un message universaliste de la condition humaineont conquis le monde par un négationnisme aussi total de l’humanité de l’autre, uniquement parce qu’il avait la peau noire et qu’il vivait dans un continent archaïque, strictement d’un autre temps, d’un autre rythme, d’une autre sensibilité.
Vous me direz que j’enfonce les portes ouvertes. Au niveau des épiphénomènes de langage et de contention scolaire, c’est probable. Mais la vérité secrète, l’inconscient refoulé de ce crime contre l’humanité sont bien des feux mal éteints.
Le Cafre, le frère, il n’y a eu aucun hasard. Mais au contraire une logique fondamentale de te conduire en captif nu, sans pays, sans nom, sans identité, sans âme. Et si tu fus le bouc émissaire pour absorber la violence des chasseurs, si tu fus le sacrifié éminent de cette chaîne de maux, si tout cela ici, aujourd’hui dans le monde n’est pas encore apaisé, c’est la permanence de notre peur de l’Afrique, de notre refus de la coupure coloniale.
Tu n’es pas que l’inconnu des drapeaux tricolores et des sommations militaires.
Oh le frère, le frère cafre, tu es né aussi de Pays inconnu. Or, les historiens, entre leurs travaux et leurs écrits, ont à peu près retrouvé tes pas de gibier.
Parlons du découpage des côtes escarpées, des hautes herbes des savanes, des forêts opaques, des chefferies prostituées, des principautés hermétiques, des ports d’embarquement, des navires comme des tombeaux et l’asphyxie très lente du voyage. Sur les registres de négriers, tu portes des noms de pays, de golfes, de caps, d’océans, d’ethnies, de races. Faisons la longue marche de Guinée, d’Angola, de Sénégal, de fleuves Congo et de grands lacs, de Mali et de Zambèze. Et le marché d’approvisionnement, le marché de gros s’est rapproché, s’est installé entre les flux du Canal Mozambique.
Zanzibar, Comores comme lever de rideaux d’un aller sans retour. Et l’axe fort de ta déambulation ira de la mer Rouge au Cap si mal nommé de bonne espérance. On nous a fait une sorte de bonne manière régionale. Ca devenait une affaire de famille, une affaire régionale, une affaire de l’océan Indien.
C’est ta première vision du monde : la chasse. Les chasseurs, ce sont les autres, les chefs de guerre du coin, les trafiquants, les spéculateurs des comptoirs, les pirates et les armements des flottes européennes, jusqu’à la borne finale du planteur colonial.

La Réunion, Maurice, Rodrigues, Seychelles sont dans la trame de cette coupure coloniale, avec ces quatre sociétés traditionnelles existant avant cette coupure : Madagascar, Les Comores, Mayotte et Djibouti. C’est déjà, là, dans le cadre de la francophonie, un espace assez extraordinaire d’échanges et de solidarités possibles.
La Réunion, quant à elle, est une sorte de quintessence des sociétés de peuplement. C’est en effet un peuplement de colonisation à 100%. C’est aussi une île qui réunit les traces culturelles d’avant et d’après la ‘coupure’. Les traces sont parfois immanentes, parfois lisibles, mais elle désignent les rites ancestraux, les religions traditionnelles de l’océan Indien et les apports européens. Il en est de même pour la multiplicité des origines ethniques, Madagascar, Afrique du Sud, Afrique orientale, Yemen, Zanzibar, Indes, Chine, Asie du Sud-est…

L’Afrique, de cette part d’Africanité qui irrigue notre île, notre culture, c’est que toi, le frère, le Cafre, l’Africain, le descendant d’esclave, tu es plus que jamais notre part manquante.

Alain Lorraine

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