Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Marc Cheb Sun, Françoise Vergès

Manifeste pour un musée des histoires coloniales

18 mai 2012

“Africultures”, “Terra Nova” et “Achac” ont publié ce manifeste diffusé le 9 mai, la veille de la Journée des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Des projets de musée ont été évoqués lors de la campagne présidentielle. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Marc Cheb Sun et Françoise Vergès lancent un appel à l’innovation afin d’éviter une approche fragmentée, et pour créer un lieu unique fédérant ces récits et ces mémoires, pour construire une histoire commune. Voici le texte de ce manifeste, avec des inter-titres de “Témoignages“.

Nous pourrions nous "réjouir" d’avoir vu apparaître dans les programmes des candidats à l’élection présidentielle des projets muséaux, instituts et autres organismes culturels censés offrir une visibilité à des récits jusqu’alors exclus de la "Grande" histoire de France : l’histoire de l’esclavage et de ses abolitions, les "cultures noires", l’histoire des harkis, des "pieds-noirs", des colons, sans oublier les projets sur la guerre d’Indochine ou celle d’Algérie… Autant de récits qui parlent de la France, de sa relation au monde durant plus de quatre siècles et de sa société aujourd’hui. Dans le même temps, ces débats n’ont guère dominé la campagne qui s’achève. Il y a eu peu d’enjeux autour de ces questions alors que les options envisagées font débat.

Nous sommes nombreux à penser que cette approche par "communauté" et par territoire risque de favoriser la fragmentation et la segmentation des récits. Elle risque aussi d’encourager une approche où la société est appréhendée comme une juxtaposition de communautés perçues comme permanentes et figées alors qu’elles sont toutes soumises à des reconfigurations et des interactions. « Le Nègre n’est pas, pas plus que le Blanc », écrivait Frantz Fanon. Il signalait par là qu’une histoire qui avait créé des "Noirs" et des "Blancs" était nécessairement à la fois une fiction et une histoire tronquée. C’est une approche encore marquée par une vision coloniale qui fractionne la République.

Il est temps de rompre avec ce modèle. Il est temps d’innover et d’oser. C’est pourquoi nous revendiquons la création d’un grand lieu unique, fédérant ces récits et mémoires, capable de dépasser l’histoire de chacun pour bâtir une histoire commune, permettant à tout un chacun de s’approprier de manière critique la complexité et la dimension plurielle de l’histoire de France, en Europe et hors de l’Europe. Un véritable lieu de culture et d’histoire, ambitieux dans sa programmation, grand public dans ses objectifs, fédérateur dans sa démarche. Un lieu des mémoires de la France qui pourrait également renouveler le projet "Maison de l’histoire de France", encore en réflexion sur ses contenus et ses objectifs, repenser la Cité de l’immigration qui semble ne plus avoir de perspectives et n’est pas un acteur du présent. Trois lieux pour bâtir une histoire commune…

Cette année, les cinquante ans de la guerre d’Algérie, et alors que nous commémorons les traites et abolitions de l’esclavage en ce 10 mai, moments cruciaux de notre histoire contemporaine, nous rappellent à quel point l’histoire coloniale a pesé sur la société française et combien les traces en sont toujours vivantes. Refusons les rancœurs et le repli ! Osons rassembler et croiser largement les mémoires et les récits pour bâtir une France renforcée par la pluralité de ses histoires.

Pour nous, il s’agit aujourd’hui de faire l’effort d’imaginer le lieu qui va rassembler tous les récits produits par la longue histoire de la colonisation française et les flux migratoires extra-européens en France, aux côtés du récit migratoire et d’une lecture dynamique de l’histoire de France. Nous ne parlons pas d’un passé révolu, mais de notre présent, celui d’une société plurielle appelée à forger en commun son avenir. Car, nous sommes tous les héritiers de cette histoire qui doit pouvoir désormais se transmettre dans une grande institution culturelle.

Un lieu pour mettre en contexte et en conversation ces passés, où croiser les mots et les représentations des "peuples autochtones", des esclaves, des colons, des travailleurs migrants dans les colonies, des travailleurs immigrés et de leurs enfants dans l’Hexagone, des anciens combattants, des supplétifs des armées coloniales, des harkis, des rapatriés, des bagnards aux colonies, des nouveaux migrants… tous citoyens français, tous ceux sans qui la France ne serait pas la France. Un lieu pour inscrire l’histoire de la société française dans l’histoire globale. Un lieu innovant et nécessaire. Un lieu exemplaire.

Nous défendons donc aujourd’hui la création d’un espace muséal citoyen, ouvert à tous, où chacun trouvera sa place, pourra débattre et échanger, apprendre et comprendre, un lieu ouvert à la pluralité des créations, un véritable espace vivant de nos héritages et du temps présent.

Un lieu unique dans l’univers muséal européen. Un lieu qui saura s’imposer parmi les grands musées comme une référence, tant au niveau de sa programmation que de sa fréquentation. Un lieu en réseau avec les musées régionaux, les grands musées nationaux et les musées sur des thématiques similaires dans le monde. Un lieu de pédagogie pour les scolaires, de découvertes pour les touristes, de rencontres pour tous les Français, d’expressions pour les artistes, d’échanges pour des mémoires qui, hier encore, ne se parlaient pas. Le musée du XXIème siècle qui sera le grand projet culturel, à n’en pas douter, des prochaines années, du prochain quinquennat.

Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Françoise Vergès, Marc Cheb Sun

Parmi les signataires : Jean-Christophe Attias, Esther Benbassa, Pascale Boistard, Ahmed Boubeker, Patrick Chamoiseau, Alexis Corbière, Catherine Coquery-Vidrovitch, Didier Daeninckx, Driss el-Yazami, Benoît Falaize, Eric Fassin, Olivier Ferrand, Bariza Khiari, Jacques Martial, Fadila Mehal, Achille Mbembe, Olivier Poivre d’Arvor, Claudy Siar, Benjamin Stora, Yazid Sabeg, Christiane Taubira…

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Messages

  • Bonjour... Un mot pour dire que je trouve étonnant, et décevant, que parmi les nombreuses catégories citées, des esclaves aux harkis en passant par les bagnards, à aucun moment ne soient explicitement mentionnés les engagés... S’il est question de lieu et de mouvement fédérateur, il semblerait sage de savoir de façon très précise et exhaustive ce et ceux que l’on va fédérer. Il n’est rien de plus exclusif qu’un rassemblement ou une fédération, dès lors qu’ils laissent sur le bord de la route tel ou tel qui, de fait, se trouve dans une situation de marginalisation particulièrement blessante.


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