Paul Gilroy et les identités noires

25 octobre 2010

Paul Gilroy est un sociologue anglais passionné de musique, titulaire de la Chaire “Anthony Giddens” de sociologie de la London School of Economics. Il est l’auteur d’un ouvrage, paru en 1993, “The Black Atlantic”. Modernity and double consciouness”, devenu l’un des travaux les plus influents concernant les populations d’origine africaine issues de la traite et de l’esclavage. Et pourtant la première version française, “L’Atlantique noir. Modernité et double conscience”, n’a été publiée que dix ans plus tard (éditions Kargo, 2003), tout en passant inaperçue à l’époque.

La nouvelle édition de l’ouvrage en avril 2010 (éditions Amsterdam), après un Colloque à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine à Paris en juin 2007, montre tout l’intérêt que les chercheurs français portent aujourd’hui à cet ouvrage et plus largement aux courants qualifiés de postcolonial studies.

Les Cultural Studies

Paul Gilroy est né, en 1956, en Angleterre, d’un père anglais et d’une mère originaire de Guyane. « Je ne suis pas, dit-il, d’une génération de migrants. En revanche, ma mère en faisait partie. Je suis né dans ce pays. De ce fait, mon rapport avec l’Angleterre se joue à un autre niveau d’appartenance » (“Africultures”, n° 72). Il fait plutôt partie de la génération d’enfants nés en Angleterre de parents immigrés.

Formé à l’Université de Birmingham au Center for contemporary cultural studies (CCCS), fondé, en 1964, par Richard Hoggart, Paul Gilroy a été surtout marqué intellectuellement par un éminent professeur d’origine jamaïcaine, Stuart Hall. Ce dernier, chercheur, puis successeur de R. Hoggard à la tête de ce fameux Centre de recherche de Birmingham, de 1968 à 1979, est l’une des figures de proue — peut-être la plus marquante — des Cultural Studies modernes. Ce courant de recherche transdisciplinaire, nommé Cultural Studies, propose, dès la fin des années 50, des analyses originales des diverses formes de « cultures populaires » : culture ouvrière, sous-cultures jeunes (punks, rockers, mods…). La notion de culture est élargie à divers domaines de la vie quotidienne (le genre, le postcolonialisme, la réception des médias, etc.) avec un questionnement sur les relations de pouvoir.

Les deux axes de ce courant complexe de recherche sont, me semble-t-il, les enjeux de pouvoir et la construction des identités. La confrontation avec la question du féminisme et la question critique de la « race » et du racisme ont été, précise Hall, deux autres grands moments théoriques des Cultural Studies. Il signale par ailleurs, tout le mal qu’ont eu Paul Gilroy et les auteurs qui travaillaient sur le racisme et le nationalisme au sein du Centre for contemporary cultural studies, notamment à l’écriture du livre “The Empire Strikes Back”. C’est dire que la pensée de Gilroy n’est pas sans lien étroit avec l’essor des Cultural Studies et celle de Stuart Hall.

La diaspora noire des Amériques

Pourquoi Gilroy parle-t-il de diaspora — notion empruntée à l’histoire du peuple juif —, à travers l’exemple du peuple noir des Amériques, la « Black Atlantic » ? Cette diaspora noire a-t-elle quelque chose à voir avec la diaspora juive dans sa conception ? Et qu’entend-il par l’expression de “Black Atlantic” ?

L’intérêt de Paul Gilroy pour la diaspora est né à un certain moment de l’histoire, au moment, dit-il, où il a « pris conscience du rapport entre le racisme et le nationalisme ». Et il précise :

« C’est le constat de la manière dont nationalisme et racisme sont liés qui m’a conduit à adopter une position critique contre le nationalisme, sous toutes ses formes. Y compris ses formes xénophobes et celles qui sont nées de la résistance des peuples noirs. (…) Étudier la question de la diaspora m’a permis d’aborder ce problème. J’ai essayé de comprendre comment les concepts de race et de nation fonctionnaient comme instruments d’exclusion. (…) Pour moi, la diaspora est une formation créée par l’expulsion et par la violence. Parler de diaspora requiert un exercice mental consistant à comprendre que l’on peut exister dans plusieurs lieux à la fois. Que le lieu d’existence, de séjour peut être différent du lieu d’origine. Et que la généalogie et la géographie sont à appréhender dans leurs tensions ».

Avec cette citation, extraite d’un entretien de Christine Eyene avec Paul Gilroy (“Africultures” n° 72), nous avons déjà une première idée de sa conception de la diaspora noire. En désignant l’expérience noire du Nouveau monde par l’expression de la “Black Atlantic”, Gilroy cherche à mettre en évidence « l’importance du motif de l’océan, du motif de la traversée et le contact entre les mondes » . L’Atlantique noir est ainsi désigné comme cet espace constitué dès le XVIIème siècle à travers l’histoire violente de la traite et de l’esclavage, espace d’échanges et de liens au sein duquel se construisent et se déconstruisent sans cesse les cultures noires. L’Atlantique noir prend alors la forme de la diaspora en tant qu’espace de mobilité, de fluidité et d’hybridité, dont le fondement est la traite et l’esclavage. C’est l’objet de “The Black Atlantic” de Paul Gilroy., un « essai sur l’hybridité et le brassage inévitable des idées » (B.A., p. 12).

Deux conceptions identitaires

Paul Gilroy tourne ainsi le dos à la conception classique de la diaspora, caractérisée par les trois critères suivants : la dispersion volontaire ou forcée d’un peuple ; le maintien d’une conscience unitaire ou d’une identité culturelle par delà les effets traumatisants de la dispersion et enfin le projet de retour à la terre natale où s’inscrit la filiation du peuple en exil. C’est donc un modèle animé par l’idée d’une continuité assignable à une source, à une origine. La métaphore de la racine unique convient bien à ce modèle « centré » (J. Clifford).

La conception de la « diaspora » de Paul Gilroy est radicalement différente. Là où la diaspora classique insiste sur la référence à un point de départ, à l’idée de continuité et d’identité commune, celle de Paul Gilroy, privilégie, redisons-le, la mobilité, le nomade, l’interconnexion, la mixité de références et de sources, l’hybridité. À la métaphore de la racine unique se substitue dès lors celle du rhizome — empruntée à Gilles Deleuze et Félix Guattari —, qui est « une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air ».

Cette conception rhizomique de la diaspora proposée par Paul Gilroy rejoint parfaitement celle exprimée et défendue par Stuart Hall, dès 1990 :

« La diaspora ne nous renvoie pas à ces tribus dispersées dont l’identité ne peut être assurée qu’en relation avec un pays d’origine sacré où elles doivent à tout prix revenir, y compris si cela signifie pousser les autres à la mer. Telle est l’ancienne forme, impérialiste et hégémonique, de l’"ethnicité". (…) L’expérience de la diaspora que j’envisage ici ne se définit ni par l’essence ni par la pureté, mais par la reconnaissance d’une nécessaire hétérogénéité et diversité ; par une conception de l’"identité" qui vit par et à travers la différence, non malgré elle » (cité par Stépane Dufoix, 2003).

Cette conception dite postmoderne de la diaspora de Hall et de Gilroy, mais également de l’anthropologue James Clifford, est partagée, dans l’espace français, par Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant.

Une culture profondément « interculturelle »

Quelle est donc la teneur de cette culture de l’Atlantique forgée dans le contexte de la violence esclavagiste ? Est-elle spécifiquement africaine, américaine, caribéenne, anglaise, voire française… ou tout cela à la fois ?

En insistant sur le mouvement, la circulation, les déplacements, les échanges et l’image du bateau — sur lequel a reposé le commerce triangulaire — pour figurer la spatialisation de cette diaspora, Paul Gilroy nous donne à comprendre que la culture « noire » de la Black Atlantic est à l’image de cette diaspora : « un ensemble mouvant, tissant et retissant des liens entre l’Europe, l’Amérique, l’Afrique et les Antilles ». Et de nous montrer le rôle « central et même fondateur » de la musique — mode d’expression de prédilection des Noirs — dans la construction de cette culture profondément « interculturelle », antidote aux ethnicismes et aux nationalismes (B.A., chap. III). C’est une synthèse construite dans l’histoire et par l’histoire pour reprendre une expression de Catherine Coquery-Vidrovitch.

Cette culture « noire », animée par une tension entre enracinement et cheminement (rendue joliment en anglais par « roots and routes »), n’est donc pour Gilroy ni une culture spécifiquement africaine, américaine, caribéenne ou anglaise, mais elle est tout cela à la fois. C’est une culture plurielle, hybride, mobile et polyphonique qui s’exprime dans plusieurs registres de références. C’est une culture qui refuse tout enfermement, qu’il soit ethnique, national ou territorial.

D’où l’opposition de Gilroy aux nationalistes noirs — à Marcus Garvey (1887-1940), entre autres —, qu’il critique sévèrement pour leurs positions absolutistes et ethnicistes. Tout le livre de Gilroy peut, en fait, se lire comme une critique du nationalisme noir radical, dont le projet est de restaurer une identité raciale pure. En définissant la Black Atlantic « par le désir de transcender à la fois les structures de l’État-nation et les contraintes de l’ethnicité et de la particularité nationale » (B.A., p.40), Gilroy ne laisse aucune place aux conceptions essentialistes et ethnicistes des cultures noires, considérées comme des entités isolées sans contact les unes avec les autres.

D’autre part, en replaçant l’horreur et la terreur de l’esclavage au cœur même de l’idéologie du progrès, il situe les identités noires et leurs cultures au cœur de la modernité, tout en la questionnant fortement. Et fait des descendants d’esclaves « les premiers individus vraiment modernes », capables de dépasser l’ordre pseudo rationnel de la modernité en vivant dans la connaissance intime du choc des contraires.

Pour développer son positionnement, Gilroy fait appel à quelques grandes figures noires, entre autres, à : Martin Delany (1812-1885), Frederick Douglass (1817-1895), Richard Wright (1908-1960), Alioune Diop (1910-1980) et W.E.B Du Bois (1868-1963) à qui il rend un hommage explicite à travers le sous-titre de son ouvrage : “Modernité et Double conscience” (Voir Témoignages du 21 juin 2010).

La lecture de Gilroy de la “Black Atlantic”, qui peut légitimement s’étendre à l’océan Indien et à d’autres espaces, éclaire on ne peut mieux nos débats en cours.

Reynolds Michel

Sources

- Päul Gilroy, “L’Atlantique Noire”, Édit. Amsterdam, 2010.

- Stuart Hall, “Identités et Cultures, Politiques des Cultural Studies”, Édit. Amsterdam, 2007.

- Christine Chivallon, “La diaspora noire des Amériques, L’Homme”, n° 161, 2002.

- Christine Chivallon, “Une diaspora peut-elle en cacher une autre ?”, site Pluricitoyen.com, 13 octobre 2006.

- Stéphane Dufoix, “Les Diasporas”, PUF/Que Sais-je ? Paris, 2003.

- Christine Eyene, “De la nécessaire ouverture du champ identitaire”, “Africultures”, n° 72, 2007.

- Christine Eyene, “Nouvelle topographie d’un Atlantique noir”, “Africultures”, n° 72, 2007.


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