Tribune libre sur le patrimoine réunionnais

Pour un nouveau nom au ’Chemin des Anglais’

19 septembre 2012

À l’occasion de la célébration des Journées européennes du Patrimoine (15 et 16 septembre 2012), la Direction des Affaires culturelles – océan Indien (DAC-OI) a eu l’heureuse idée d’éditer une brochure indiquant aux Réunionnais les lieux à visiter au cours de ces Journées.
Pour la commune de La Possession, il nous est proposé notamment une « randonnée du chemin des Anglais », dont le départ se fera « vers le début du chemin Crémont ».
L’occasion m’est ainsi offerte de faire observer que la dénomination de ces deux chemins — il ne s’agit en fait que d’un seul — est parfaitement injustifiée. Pour étayer ce que j’affirme, il me suffit de présenter brièvement les pages de l’histoire de notre île soulignant la nécessité de créer une voie de liaison rapide et sûre entre le Nord et l’Ouest du pays. Un sujet qui est toujours actuellement d’une brûlante actualité.
Il me faut rappeler que de 1665 à 1767, La Réunion, qui s’appelait alors Bourbon, était administrée par des gouverneurs nommés par le roi de France, tout en étant des fonctionnaires de la Compagnie des Indes. Soucieux d’exploiter toutes les potentialités économiques de Bourbon, les dirigeants de la Compagnie des Indes se rendirent rapidement compte que pour réaliser leur projet, il leur fallait vaincre l’obstacle du cap Bernard, qui rendait très difficile la circulation entre le Nord et l’Ouest de l’île.
Cette circulation, qui se faisait à cette époque par voie maritime, n’était pas sans présenter de graves inconvénients. Outre que les opérations quotidiennes d’embarquement et de débarquement se faisaient dans des conditions périlleuses, il arrivait que les esclaves malgaches affectés à bord aux tâches les plus dures déroutent les bateaux vers Madagascar. D’où la nécessité absolue de recourir à un autre mode de transport et de choisir entre la solution proposée par le gouverneur Pierre-Antoine Parat (1710-1715) et celle du gouverneur Desforges-Boucher (1723-1725) (1).
Alors que Parat préconisait l’ouverture d’un chemin de terre au-dessus du cap Bernard, Desforges-Boucher était partisan de « faire sauter à la mine les pointes situées au pied de la falaise » afin d’y faire aménager un chemin. Ce choix du littoral était aussi celui de la Compagnie.
Mais, faute de main d’œuvre — la population de l’île n’était en 1714 que de 1.271 habitants, dont 538 esclaves —, aucun de ces projets ne fut réalisé.

« Une équipe de 60 Noirs et 2 Blancs »

Ce n’est que lorsque le gouverneur Pierre Benoît Dumas (2) fut chargé de l’administration de Bourbon (1727-1735) que la colonie se donna les moyens d’assurer la liaison par terre de Saint-Denis à Saint-Paul. Sur ce point, aucun doute n’est permis. Car l’ouverture de la partie la plus importante de cette voie — connue sous le nom de « Chemin des Anglais » pour la seule raison que les Anglais, débarqués à la Grande Chaloupe en 1810, l’ont empruntée pour s’emparer de Saint-Denis — a fait l’objet d’une convention signée le 16 juin 1730, devant le notaire François Morel, par le gouverneur Pierre Benoît Dumas et « les sieurs Pierre Boisson et Abraham Muron ».
En signant cette convention, le gouverneur s’engageait notamment à mettre à la disposition de Boisson et Muron « une équipe de 60 Noirs et 2 Blancs pour contenir et conduire les Noirs ». Boisson et Muron s’engageaient de leur côté à « faire un chemin praticable et commode de façon qu’un homme à cheval et bêtes de charge puissent passer commodément et sans risque ».
En outre, l’entretien dudit chemin leur incombait pendant les trois premières années après la fin des travaux, qui s’achevèrent en 1735.
Quant à l’ordonnateur Honoré de Crémont, il a administré Bourbon de 1767 à 1778. Soit plus de trente ans après la livraison du « Chemin des Anglais », qui relie Saint-Denis à Saint-Paul. Il n’a donc pas pu intervenir sur la réalisation de ce chantier. Son rôle s’est limité à la modernisation de cette voie, ouverte à l’initiative de Pierre Benoît Dumas.

L’œuvre de Pierre Benoît Dumas

Puisque je suggère que le nom de Pierre Benoît Dumas soit donné au « Chemin des Anglais », je me propose de mieux faire connaître cet administrateur, qui a marqué fortement l’histoire de notre île.
Pierre Benoît Dumas a été nommé le 17 janvier 1727 « gouverneur pour le roi de l’Île Bourbon (...) et directeur général pour les Affaires de la Compagnie dans les Îles Bourbon et de France ». L’Île de France étant l’actuelle Île Maurice.
Apprenant cette nomination, l’un de ses prédécesseurs à ce poste avait tenu à souligner les « qualités exceptionnelles de travail et d’habile diplomatie » du nouveau gouverneur, ainsi que ses « grandes vues si justes ».
Effectivement, Pierre Benoît Dumas fut, comme son successeur, Mahé de La Bourdonnais, un grand gouverneur. Mais, contrairement à ce dernier, il obtint de résider en permanence à Bourbon, alors qu’un règlement de l’administration lui faisait obligation de « résider alternativement à Bourbon et à l’Ile de France » pour des périodes de six mois.
Le nom de Dumas reste attaché au développement économique de l’île. Une économie basée essentiellement sur la culture du caféier. Deux variétés de caféiers étaient alors cultivées : la variété locale (le Bourbon pointu) et la variété arabe (le Bourbon rond).
Grâce à ses interventions énergiques auprès de la Compagnie, Dumas put obtenir « le relèvement (substantiel) du prix d’achat du café ». La production de cette denrée augmenta alors rapidement et très sensiblement. Elle passa de 120.750 livres en 1727 à 650.000 livres en 1731 et à 1 million 500.000 livres en 1740, entraînant « des échanges plus actifs entre la colonie et la métropole ».
Afin de mettre sur le marché un produit de qualité, Dumas fit venir de Pondichéry une main d’œuvre maîtrisant parfaitement les techniques de séchage du café.
L’intensification des échanges commerciaux le conduisit par ailleurs à recruter en France des « ouvriers qualifiés », appartenant à différents corps de métiers, en vue de la construction de magasins et de bâtiments divers financée par la Compagnie et par une participation plus importante des colons aux charges publiques.
Ajoutons que l’on doit au gouverneur Pierre Benoît Dumas, outre l’ouverture du premier chemin permettant de vaincre l’obstacle du Cap Bernard, les réalisations suivantes :

- le tracé d’un plan de la ville de Saint-Denis ;

- l’amorce d’un tracé d’une route autour de l’île ;

- la création du quartier de Saint-Benoît, « quartier placé sous le vocable de son patron », qui est venu s’ajouter aux trois quartiers existant à Bourbon en 1735 (Saint-Paul, Saint-Denis et Sainte-Suzanne).
En récompense de ses bons et loyaux services, Dumas fut promu, le 8 novembre 1734, gouverneur général des Comptoirs français de l’Inde.
À son départ de Bourbon, le 11 juillet 1735, il quittait une île dont la situation était « brillante ». Cela explique « la vive douleur qu’a ressentie toute la colonie » à l’annonce de sa mutation en Inde.

Une nouvelle dénomination

Au nom du respect de la vérité historique, il serait juste de procéder à une nouvelle dénomination du chemin reliant Saint-Denis et La Possession par le plateau de la Montagne. Il serait logique de le faire en honorant la mémoire des personnes qui sont à l’origine de cette œuvre et de celles — les esclaves — qui l’ont réalisée au prix de souffrances atroces et parfois de leur vie.

Eugène Rousse

(1) Desforges-Boucher a occupé à Bourbon la fonction de lieutenant-gouverneur de 1718 à 1723, avant d’être gouverneur de 1723 à 1725.
(2) Pierre-Benoist Dumas, pour certains auteurs.

Sources :
1) “L’Île Bourbon pendant la Régence” (thèse de doctorat soutenue en 1956 en Sorbonne par Albert Lougnon, ancien proviseur du lycée Leconte de l’Ile).
2) “300 ans de colonisation” d’Auguste Brunet, ancien député de La Réunion, ancien gouverneur général des colonies, ancien sous-secrétaire d’État.
3) archives de la DRAC (Direction régionale des Affaires culturelles).
4) "La Réunion", André Scherer, ancien directeur des services d’archives de La Réunion.


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