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par le Dr Raymond Vergès

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Quand des médecins racistes sévissent aux colonies...

Autour de la mobilisation pour l’abrogation de la loi du 23 février 2005

jeudi 5 janvier 2006


Tandis que se poursuit la mobilisation pour faire abroger la ’loi de la honte’ prônant l’enseignement dans les écoles françaises du “rôle positif” de la colonisation, il est intéressant de prendre connaissance du regard colonial que portaient certains psychiatres dans les pays d’Outre-mer occupés par la France.
Ainsi, pendant un demi-siècle, les psychiatres de l’École d’Alger ont placé ’l’indigène nord-africain’ à mi-chemin entre ’l’homme primitif’ et ’l’occidental évolué’. Leur thèse était que l’indigène, étant dépourvu de lobe préfrontal, est dépourvu de morale, d’intelligence abstraite et de personnalité.
Ces schémas véhiculés dans le discours psychiatrique de cette époque ne continuent-ils pas à modeler le rapport de certains Français aux Algériens et aux originaires d’Algérie ? Un article paru sur le site de la section de Toulon de la Ligue des droits de l’Homme


Le premier congrès de la Société franco-algérienne de Psychiatrie s’est déroulé à Paris en octobre 2003 (1). L’un des ateliers, organisé par le Professeur Marie-Rose Moro (hôpital Avicenne), avait pour intitulé “La psychiatrie coloniale en Algérie”. En voici la présentation :
L’histoire de la psychiatrie en Algérie est marquée par le passage des psychiatres coloniaux qui font école autour du professeur Antoine Porot (1876-1965), développant la théorie du primitivisme.
Généralisant à partir d’a priori sur le "fatalisme", le "puérilisme mental", l’absence d’"appétit scientifique", l’"immodération", la "suggestibilité", la soumission aux "instincts" de ce "bloc informe de primitifs profondément ignorant et crédules pour la plupart" (Porot, 1918) qu’étaient censés être les "indigènes nord-africains", une théorie est ainsi élaborée sur le fonctionnement de ce peuple colonisé. (voir encadré sur le docteur Porot)

Une psychiatrie au service du pouvoir colonial

Cette théorie non seulement ne prend pas en compte le fait colonial avec toutes ses implications dans les rapports entre colonisés et colonisateurs, mais surtout vient justifier l’ordre colonial, c’est-à-dire la domination d’un peuple par un autre, par la "preuve scientifique" d’une supériorité d’un peuple sur un autre. Il y a le constat d’une différence, mais qui mène à des interprétations basées sur une vision méprisante de l’autre ; la psychiatrie se met au service du pouvoir colonial.
Parallèlement, les institutions de soins psychiatriques sont mises en place sur un modèle défendu par le professeur Antoine Porot, permettant de mettre fin au transfert de malades dans les asiles de la métropole. Ainsi, en 1938 est inauguré le premier hôpital psychiatrique à Blida-Joinville. C’est dans cet établissement que Frantz Fanon, psychiatre français originaire de la Martinique, viendra exercer en tant que chef de service. (voir encadré sur Frantz Fanon) Ce médecin et militant anticolonialiste deviendra un violent opposant de cette "école d’Alger", laissant son nom à l’hôpital et la possibilité d’un autre discours.

(1) Cette rencontre, présidée par les professeurs Henri Loo, Farid Kacha et Frédéric Rouillon, a été organisée avec les communautés médicales algérienne et française autour du problème des états post-traumatiques liés à la guerre d’Algérie et des phénomènes complexes de la mémoire post-traumatique.


Les thèses racistes du docteur Porot et de l’École d’Alger

En 1912, le Congrès des Aliénistes et Neurologistes de France s’est tenu à Tunis. Consacré aux soins des malades mentaux des colonies, ce congrès peut être considéré comme fondateur d’une psychiatrie coloniale ; il recommande notamment la nécessité de former des psychiatres coloniaux civils et militaires, ainsi que l’arrêt du transport des aliénés des colonies dans les asiles français (comme c’était le cas jusqu’alors).
L’École d’Alger se consacra à l’étude de la "mentalité indigène" pour en comprendre la pathologie et promouvoir une action efficace et rapide. Antoine Porot fut le fondateur et chef de file de l’École algéroise de psychiatrie ; il formera une génération de psychiatres.
En 1918, il publie ses “Notes de psychiatrie Musulmane”. La thèse, très simple, peut se résumer ainsi : "Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le Nord-Africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles." Pour Porot, le Maghrébin est incapable d’assumer des activités supérieures de nature morale et intellectuelle.
À partir des années 30, dépassant le stade descriptif, l’École d’Alger fournit une base “scientifique” à ses conceptions. En 1932, Porot défend la thèse de "l’impulsivité criminelle chez les Algériens". "L’indigène nord-africain, dont le cortex cérébral est peu évolué, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par le diencéphale". "L’Algérien n’a pas de cortex, ou, pour être plus précis, il est dominé, comme chez les vertébrés inférieurs, par l’activité du diencéphale".
Après avoir introduit le concept de "primitivisme", les auteurs tentent de lui donner une assise “neurologique” : il s’expliquerait par une disposition particulière de l’architectonie du cerveau avec prédominance des fonctions diencéphaliques. Selon ces thèses racistes, la mentalité nord-africaine serait donc structurellement différente de la mentalité européenne.
Ces conceptions rejoignent les thèses de l’historiographie coloniale, pour qui l’Algérien, plus généralement le Maghrébin, représente "parmi les races blanches méditerranéennes [...] le traînard resté loin en arrière" et fait partie "des races condamnées à s’éteindre".


Frantz Fanon dénonce le racisme culturel des colonialistes

Il faut souligner l’absence dans les travaux de l’École d’Alger de la moindre référence au milieu socioculturel. Ce qui permettait de passer sous silence les profonds bouleversements que la conquête coloniale a entraînés dans la société algérienne, et de justifier a posteriori la colonisation.
En 1953, quand Frantz Fanon est nommé médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida, la doctrine régnante en psychopathologie est toujours le "primitivisme", une analyse à fondement raciste constatant un prétendu "développement psychique primitif" de ceux qu’il était convenu d’appeler les "Français Musulmans" en Algérie.
Le jeune psychiatre martiniquais va bousculer ce discours pseudo scientifique en mettant l’accent, au contraire, sur les effets produits dans les consciences par la situation coloniale et la dépersonnalisation qu’elle entraîne. Le racisme biologique a cédé la place, analyse-t-il, à un racisme culturel. Ce n’est plus la couleur de la peau ou la forme du nez qui sont stigmatisées, mais "une certaine forme d’exister".
Tout au long de son œuvre, Fanon va s’attacher à donner une autre image du colonisé, celle d’une personne infantilisée, opprimée, rejetée, déshumanisée, acculturée, aliénée... Le projet délibéré des colons et des pouvoirs publics est, selon Fanon, de figer la société indigène dans des structures archaïques dont l’absence d’évolutivité serait le meilleur garant de la domination française.
Son engagement aux côtés des Algériens qui luttaient pour leur indépendance provoqua son expulsion vers la Tunisie, où il poursuivit son activité médicale et politique. Il devait décéder des suites d’une leucémie en 1961, à l’âge de 36 ans.


Le racisme de psychiatres en France

Les thèses de l’École psychiatrique d’Alger se sont répandues des deux côtés de la Méditerranée. C’est ainsi que l’on peut lire les articles suivants dans la première édition (1952) du “Manuel alphabétique de psychiatrie”. À noter que dans la quatrième édition, remaniée, du “Manuel alphabétique de psychiatrie”, parue en 1969, les articles suivants sont encore inchangés.

o Noirs : "Les indigènes de l’Afrique noire se rapprochent dans une large mesure de la mentalité primitive. Chez eux les besoins physiques (nutrition, sexualité) prennent une place de tout premier plan ; la vivacité de leurs émotions et leur courte durée, l’indigence de leur activité intellectuelle, leur font vivre surtout le présent comme des enfants".
L’auteur de ces articles, lui-même élève de Porot, Henri Aubin, évoque leur "comportement explosif et chaotique", les "fragiles liens logiques" de leur idéation, le faible travail du "psychisme supérieur"...

o Indigènes nord-africains  : "[...] Par manque de curiosité intellectuelle, la crédulité et la suggestibilité atteignent un degré très élevé [...]." Après avoir souligné leur potentiel meurtrier, Aubin ajoute : "Le même fatalisme aggrave l’inappétence native des non-civilisés pour le travail, leur aboulie, leurs caprices, leur impulsivité", soulignant là encore "le manque de soin et de logique dans les activités professionnelles, la tendance au mensonge, à l’insolence [...]."

o Le primitivisme est rapporté aux "peuplades inférieures", s’opposant à la "mentalité civilisée". On lit encore sous la plume d’Aubin : "la mentalité du primitif est surtout le reflet de son diencéphale alors que la civilisation se mesure à l’affranchissement de ce domaine et à l’utilisation croissante du cerveau antérieur."

Lien internet : http://patrick.fermi.free.fr/esquiss1.htm


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