À propos du film “Les Cendres du Temps”, une œuvre de Wong Kar-Waï

Quand les déserts deviennent des paysages mentaux

13 août 2004

“Les Cendres du temps”, un “wu xia-pian” (film de chevalerie chinoise) intimiste et “abstrait”, raconte l’histoire de Ouyang Feng, qui vécut à la "Montagne-du-Chameau-blanc" et qui avait pour ambition de devenir un grand bretteur. Après le mariage de son frère avec la femme qu’il aimait, il partit pour le désert. Devenu un agent de tueurs, il engageait d’excellents bretteurs pour divers contrats.
Il passait ainsi son temps à écouter les problèmes de ses commanditaires : des villageois, "un androgyne" schizophrène qui se nommait successivement Yin et Yang, et une jeune fille pauvre qui voulait venger son frère.
Yaoshi, un homme qui vient toujours de l’Est, apporta un jour à Ouyang Feng un vin magique nommé "une vie sans souci". Ce vin pouvait soi-disant permettre d’oublier les problèmes du passé.

Chevaliers errants

Ce film se déroule essentiellement dans un désert. La plupart des personnages s’y croisent. Le lieu n’est pas directement un contexte justifiant l’action. Les personnages y vivent dans l’attente. Ils attendent des contrats, des combats rarement justifiés par leurs passions. Certains se battent pour l’argent - tuer est un métier pour eux -, d’autres ne se battent plus, ou se battront hors de l’espace du film.
Ces chevaliers errants vécurent leurs passions en d’autres lieux, d’autres temps. Des femmes les attendent, ou les ont attendus.
Tandis qu’ils baignent dans la chaleur du désert, leurs pensées sont sans cesse tournées vers d’autres paysages, des images du passé.
Tout le film semble se situer hors du présent, hors de l’action. Les combats deviennent purs moments de contemplation, les corps en pagaille nous font perdre nos repères. D’un plan à l’autre, on passe d’un souvenir au désert, qui imprègne physiquement les personnages.

Une île de pêchers en fleurs

Le paysage n’est pas seulement contemplé, il est vécu. Le désert n’est pas uniquement un lieu de l’action, il est très présent mentalement.
Les plans sont assez indépendants. L’espace s’organise très peu par le biais des corps, des axes regards. Le temps est discontinu. C’est un temps très subjectif, les personnages génèrent beaucoup d’images, bon nombre d’entre eux sont narrateurs à un moment ou un autre du film.
Ainsi, cette inconstance de la narration, ces changements de temps et de lieux nous permettent difficilement de situer le temps des images. Les voix-off illustrent rarement l’image. Les souvenirs semblent se perdre. Et le vin “une vie sans souci” ne fonctionne pas uniquement comme un élément magique, mais aussi comme une métaphore.
On n’oublie pas, l’objet est bien présent, il a juste perdu sa forme. La recherche de cette forme, de ce temps perdu, peut alors devenir une obsession. Après avoir bu le vin “une vie sans souci”, Ouyang Feng se souvient juste qu’une femme l’a attendu : les paysages, les lieux où ont vécu ses souvenirs restent présents à son esprit, seule l’idée concrète de cette femme et son identité sont perdues.
D’autres personnages remplaceront l’idée “femme qui attend” par un paysage ou un élément du paysage. Un bretteur veut voir “les pêchers en fleurs” avant de devenir aveugle. En fait, c’est sa femme, Fleur-de-pêcher, qu’il désire revoir.
Par l’action du vin “une vie sans souci”, Yaoshi (personnage pivot) - qui aime aussi la femme du bretteur aveugle - n’en gardera qu’une métaphore : il aime les pêchers en fleurs (comme Fleur-de-pêcher). Il se retirera dans une île de pêchers en fleurs.

Musicalité de l’image

Paysages mentaux et description des lieux se succèdent sans réelle distinction. Le désert est à la fois très présent et très éloigné. Les saisons se suivent. La nuit et le jour semblent se situer dans le même espace, à l’image d’un des personnages qui est Yin et Yang, homme et femme, et qui se bat contre lui-même.
La constance du désert s’alterne aux visions fugaces de la mer en mouvement ou d’un lac au bord duquel semblent flâner des personnages. Une image de jour d’un bois s’insère dans une conversation se déroulant de nuit dans le gîte de Feng.
Tout tient par une grande musicalité de l’image. Les changements de lumière, le rythme des éléments composant certains plans de paysage renvoient très clairement à la bande-son, aux musiques du film. Les paysages sont autant des phénomènes intérieurs qu’extérieur.
Et malgré le désordre qu’aurait pu donner cette succession incessante d’images du présent, du futur, du passé, de paysages mentaux, et réels, provenant de différentes subjectivités, une cohérence s’établit par le rythme même des images.
L’espace de l’image gagne ainsi une consistance singulière par le refus du réalisateur d’organiser son film selon des lignes et des perspectives classiques et conformes au genre.
Présenté au dernier festival de Cannes, “2046”, un autre film de Wong Kar-Waï, devrait sortir avant la fin de l’année en France. L’acteur Tony Leung Chiu Waï, qui interprète le sabreur aveugle dans “Les Cendres du temps” (1994), avait reçu le prix d’interprétation à Cannes en 2000 pour sa prestation dans “In the mood for love” du même Wong Kar-Waï.

Mounir Allaoui


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