Entretiens KOI-Témoignages

Serge Ajaguin-Soleyen

14 avril 2007

Serge Ajaguin-Soleyen, avec qui nous poursuivons la série “Religions et laïcité à La Réunion”, est pusari - nom donné aux prêtres tamouls - au temple Marliémen de Saint-Paul. C’est un des jeunes pusari formé au creuset social et culturel réunionnais et issu du renouveau de l’hindouisme réunionnais, depuis une vingtaine d’années. Il évoque ici ses années de formation, le “climat” social et culturel dans lequel il a grandi et comment il a mûri ses choix jusqu’à devenir ce qu’il est aujourd’hui : une référence spirituelle de l’hindouisme réunionnais, dont il présente ici les évolutions internes et les rapports avec les autres composantes socioculturelles.

Serge Ajaguin-Soleyen, vous êtes issu d’une famille d’agriculteurs, quel héritage culturel avez-vous reçu des côtés maternel et paternel ?

- J’ai aujourd’hui 43 ans. On m’appelle pour faire des cérémonies familiales (naissances, mariages, enterrements) aux quatre coins de l’île. A titre secondaire, je suis agriculteur et conseiller agricole au Département, administrateur à la Caisse de Crédit agricole de Saint-Paul.
Mes grands-parents étaient agriculteurs, mes parents étaient agriculteurs et transporteurs. J’ai aimé ce métier, et c’est comme cela que je suis entré dans l’agriculture au tout début, pour ensuite devenir fonctionnaire.
Dans la société rurale de mon enfance, tous les matins, nous avions notre corvée ; cela, je ne l’oublierai jamais. Avant de partir à l’école, il fallait voir les animaux, leur chercher des herbes sur le contour de la cour, sur le chemin, nettoyer leur parc.
Chez mes deux grands-pères, il y avait une pratique hindouiste. Mais du côté maternel, c’était plus intense parce que mon grand-père maternel était lui-même pusari. J’étais plus proche de mon grand-père maternel qui avait un temple à Trois-Bassins. Nous y étions pour les vacances, les grandes fêtes religieuses. La plus grande, c’était la marche sur le feu de décembre. Nous retrouvions toute la famille, les cousins... C’était un moment formidable pour nous. Je me suis imprégné de l’hindouisme en voyant faire mon grand-père dont j’ai été le vikèr (aide du prêtre tamoul) comme on dit, parmi tous ses petits-enfants.
Quand j’avais 12 ans, 2 amis de mon grand-père m’ont donné une bénédiction. Ils m’ont dit : « Un jour, tu seras prêtre pour achever ce travail ». Et aujourd’hui, c’est fait ; je suis aussi au service des autres, bien qu’au temple de Trois-Bassins de mon grand-père.

Vous aviez moins de 12 ans lorsque votre grand-père meurt. Où viviez-vous alors ? Et quel rôle ont joué vos oncles auprès de vous ?

- Après le divorce de mes parents, je vivais avec mon père et mon oncle paternel à la Plaine Saint-Paul. Et je montais à Trois-Bassins seulement pour les grandes vacances.
Mes oncles paternels m’ont donné l’occasion de m’exprimer dans leur temple. Mon oncle paternel était agriculteur et il a acheté un grand terrain. Il a beaucoup travaillé et a un peu délaissé sa pratique religieuse, mais il allait 3 ou 4 fois par an, dans les grands moments, au temple Siva Soupramanien de Saint-Paul. Du côté maternel, nous faisions le rituel tous les mois : la fête de Marliemen au mois de mai, la fête de Karli au mois d’août, la fête de décembre avec la marche sur le feu. C’est ce qui m’attirait beaucoup plus et je me suis plus tourné vers mes oncles maternels pour avoir accès au temple.

Avez-vous des souvenirs sur le regard que le reste de la société réunionnaise portait sur vos cultes ? Est-ce que cela vous a marqué ou est-ce qu’il n’y avait rien de spécial ?

- Je pratiquais exactement comme mon grand-père au début, comme Tonton Mardé et comme Ti Francis. Mais à un certain moment, après avoir sillonné un peu les autres temples et en voyant les brahmanes des autres temples, je voulais officier comme eux. Un jour, du côté paternel, Monsieur Dali Eraya faisait une cérémonie pour nous. A ce moment, j’ai remarqué ce monsieur dans son talent de servir, qui était un peu différent. Son style me plaisait et je me suis rapproché de lui pour devenir son vikèr. C’est comme cela qu’on devient pusari : en étant vikèr de quelqu’un. Par le service rendu, il m’a demandé si je voulais devenir pusari et j’ai accepté. C’est là que j’ai vraiment commencé.

Comme tous les enfants, vous alliez à l’école. Vous pouvez parler de ces années-là, des changements vécus et de ce qu’ils vous ont apporté ?

- Au départ, il y avait le collège à la Plaine Saint-Paul, au Bois de Nèfles ; et moi j’avais choisi, avec ma petite idée derrière la tête, d’aller à Saint-Paul, parce que je remarquais que mon oncle paternel, à la Plaine, ne voulait que travailler ; tandis que mon autre oncle, le frère cadet de mon père, habitait en ville. A l’entrée en 6ème, j’ai saisi l’occasion d’aller habiter chez lui, avec son accord. Il était plus bercé dans cette culture, surtout dans la langue. Et il m’a soutenu pour aller au collège Eugène Dayot, à Saint-Paul, jusqu’à la 3ème. Là, c’était la période charnière. Il m’a donné l’occasion de rencontrer Aya Mani, d’être près du temple de Saint-Paul, de rencontrer Aya Gobalsamy qui était l’ancien prêtre - d’origine mauricienne - au temple Siva Soupramanien. Ces deux personnages ont joué un rôle important dans ma vie, marquant mes débuts dans l’apprentissage de la religion hindouiste.

Et dans votre formation de “citoyen”, qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?

- C’était un climat de tolérance. Je n’ai pas ressenti de “discrimination”. J’avais des camarades de classe, à Saint-Paul, qui étaient musulmans, chinois, catholiques etc... Tout se passait très bien. Il y avait même un partage de gâteaux lors des fêtes musulmanes. Depuis très jeune, je me suis approché des autres cultures. Je leur posais des questions : comment ça se passe chez vous ? Et eux pareil... Tout s’est bien passé. Après la 3ème, je suis allé à Saint-Joseph. C’était la première année de BTA. Comme c’était un peu loin, je ne rentrais qu’en fin de semaine, et le samedi-dimanche, j’étais dans le temple. J’avais aussi du temps pour apprendre, en internat. Et le samedi, je faisais des révisions complètes avec Aya Gobalsamy et M. Aya Mani Dali.

Plus tard, vous avez demandé et obtenu une autorisation spéciale pour pouvoir revenir plus tôt ?

- C’était pendant le service militaire. En passant devant le colonel après les 12 jours d’initiation, j’ai présenté une demande que m’avaient donnée Aya Gobalsamy, en tant que prêtre, et le Président de l’association Siva Vishnou Karli, en l’occurrence M. Gilbert Mardenalom, pour que je sois libéré plus tôt, le vendredi. Donc, j’ai été dispensé de tout ce qui était entretien, revue, etc... et j’étais libéré plus tôt pour suivre ma formation au temple.

Qu’est-ce qui a été marquant pour vous après ces années de formation, dans la vie du temple saint-paulois ?

- Le prêtre mauricien, Aya Gobalsamy, était là depuis plusieurs années. Mais il n’avait pas trouvé les jeunes pour créer cette école. Il y avait eu des tentatives auparavant, mais elles avaient échoué. Par exemple, en 1964, Aya Mani Dali a commencé à faire la marche sur le feu pour la déesse Marliemen, une marche de 10 jours, ce que personne n’avait vu ici encore. Beaucoup voulaient garder la façon ancienne de pratiquer à La Réunion. On a créé un petit groupe et on est devenus ses disciples. Et comme engagement, il nous a demandé si nous étions d’accord pour l’aider à faire passer certains changements dans la société réunionnaise. Nous avions compris que si nous ne réformions pas certaines interdictions, nos temples, tels qu’on les construit aujourd’hui, seront vides demain. J’ai bien compris cet aspect.
Depuis 1984, pour pouvoir témoigner plus, j’ai commencé à pratiquer l’Inde tous les ans. La première fois, j’étais accompagné du Swamiji de l’ashram du Port. On a passé 2 mois là-bas, 1 mois dans son ashram initiatique, à Bombay, et pendant 1 mois, on a fait du tourisme pour découvrir l’Inde du Sud et du Nord. J’ai vu que c’était une autre façon de vivre l’hindouisme.
En 1985, il y a eu la création de l’Ecole Tamij de Saint-Paul, sous l’impulsion du prêtre Aya Gobalsamy. Cela a vraiment introduit un bouleversement dans l’apprentissage de l’hindouisme et aussi dans la société réunionnaise. Nous avons introduit des cérémonies (Sadurti, Kartigaï... ) et des changements vestimentaires - le veshti et le sari pour les femmes. Beaucoup ne comprenaient pas et disaient que c’était la culture mauricienne. C’était mal perçu. Il ne faut pas oublier qu’on a été coupé de notre pays (d’origine, l’Inde - NDLR) pendant 1 siècle environ. Par rapport à la vision, aux pratiques, un certain nombre de livres avait disparu. Tout se faisait oralement. Avec notre école, nous avons pu faire avancer les choses dans ce domaine.
Il y avait encore des choses à apporter sur l’île. Donc, j’ai senti ce besoin, j’ai approuvé M. Mani Dali et je me suis donné à fond jusqu’à aujourd’hui.

Diriez-vous que les évolutions que connaît l’hindouisme réunionnais sont plus liées à des nécessités internes, qu’on pourrait appeler intracommunautaires ou sont-elles plus le fait de la société (civile, marchande) et des apports extérieurs (Maurice, Inde). En somme, qu’est-ce qui influence quoi et qu’est-ce qui vous sert de repère dans l’appréciation des changements en cours ?


- On parle quelquefois de “retour aux sources”. C’est exactement ça, c’est-à-dire vivre l’hindouisme autrement que l’ont vécu nos arrière grands-parents engagés. Cela n’a rien de mal. Aujourd’hui, on a accès à des livres, à des maîtres de la pensée, à des missionnaires. Vivre mieux, connaître mieux sa religion, pour moi, c’est avoir plus de respect vis-à-vis de soi-même et des autres. Quand on arrive en Inde, on est surpris, c’est vrai. On est totalement dépaysé, avec ces odeurs, ces couleurs, la façon de voir, la façon de s’habiller... Je me suis trouvé là-bas comme dans un paradis. Par rapport aux petits moments dédiés aux fêtes, ici, j’ai trouvé que là-bas, c’était comme si toute la vie se passait en fête ! En Inde même, il y a plusieurs pratiques. Si on cherche à imiter l’hindouisme indien, ça n’est pas bon. Je ne veux pas imiter l’Inde. Mais nous savions que le Sud nous ressemblait, c’est de là que venaient nos grands-parents. Ce sont ces pratiques que nous voulions retrouver. Après le décès de M. Mani, j’étais orphelin, je n’avais plus de professeur, et j’ai repéré un professeur, à Chennaï (Madras - NDLR), avec qui je me perfectionne.

A quel moment avez-vous ressenti le besoin d’apprendre le tamoul, que vous ne pratiquiez pas dans votre enfance ?


- Les prières apprises de nos grands-pères étaient transmises oralement. Je n’étais pas satisfait. Lors de la création de l’école Tamij, avec Gobalsamy et M. Dali, nous avons eu l’occasion d’être initiés à la langue. Je voulais apprendre des prières plus longues, je voulais comprendre. Par chance, il y a eu à cette époque la création de l’ILA (Institut de Langues et Anthropologie), à l’Université. Je me suis inscrit, nous étions parmi les premiers à Saint-Paul. Sous l’impulsion de M. Sinouvassen, qui est devenu mon deuxième professeur de langue. Il l’est toujours aujourd’hui, et c’est vers lui que je me tourne quand j’ai des difficultés de compréhension devant un texte.

Tout en poursuivant votre chemin de pusari, vous avez suivi une voie parallèle dans la vie civile. Vous pouvez nous parler de votre installation comme agriculteur ?

- Cela a été un moment fort, après mon service militaire. Ma première installation a eu lieu en 1985. Et puis j’ai voulu agrandir mon exploitation, sur 32 ha, au Maïdo, Petite France, en tant qu’éleveur de bovins. Quand j’ai dû faire un choix, en 1998, je me suis séparé de la plus grande exploitation. Je suis entré au Conseil général en 1999, et pour pouvoir tout faire, je suis à 80% au Département.

Comment devient-on pusari ? Y a-t-il des moments plus solennels, ou une cérémonie à un moment donné...?

- J’avais cette chance d’être avec M. Mani Dali. C’est lui qui m’a béni le premier, d’une prière ; comme on dit : casser un coco, et « à partir d’aujourd’hui, tu es prêtre, tu pourras faire les cérémonies ». Il déléguait souvent. Les gens venaient le voir pour demander telle ou telle cérémonie et lui répondait : « Serge est prêtre maintenant, c’est lui qui va faire la cérémonie, et à ma mort, c’est lui qui me remplacera, c’est lui qu’il faudra aller voir ».
On le devient aussi par l’appréciation de certaines personnalités saillantes de la communauté. Aujourd’hui, je suis sollicité pour différentes conférences qu’on donne à travers l’île. Cela m’oblige aussi à aller plus loin, et donc je suis un peu l’éclaireur de la communauté sur différents points, différentes pratiques de la religion. Pendant 3 ou 4 ans, j’ai fait 5 marches sur le feu annuelles, parce qu’on avait besoin de ma présence dans 5 temples différents. Aujourd’hui, je fais aussi beaucoup d’enterrements. J’ai commencé à faire ma propre école pour faire des pusari nouveaux, pour demain.

A propos des évolutions nécessaires, même difficiles : ont-elles amené un renouveau de la pratique ? Comment voyez-vous les pratiques actuelles dans l’hindouisme réunionnais.

- Dans l’hindouisme réunionnais, il y a deux séries de demandes. Le 20 mars, j’étais dans une réunion de Tamij Sangam, dont je suis Vice-président, et on me demandait de faire une formation des pusari. Parmi les élèves, il y en avait deux qui avaient gardé l’héritage cultuel de leur arrière grands-parents. Je leur ai dit : « Il y a des choses qu’on peut améliorer, tout en les gardant, mais il y a aussi des choses qu’on doit revoir ». Nos grands-parents, en arrivant ici, n’étaient pas des pusari, c’étaient des engagés, et sur le lieu-même de l’établissement sucrier, ils désignaient quelqu’un parmi eux pour faire la cérémonie. Aujourd’hui, il y a des choses à revoir, d’autres à garder. Nous sommes sur ce chemin, pour trouver un code qui serait la façon de pratiquer l’hindouisme à notre façon réunionnaise, avec de purs conservateurs, d’autres qui vont évoluer et d’autres, peut-être, qui vont préparer l’hindouisme de demain.

Vous vous situez où quant à vous et qu’est-ce que aimeriez faire bouger ?

- J’aimerais faire évoluer les interdictions. Quand je vois le nombre de temples qu’on construit à La Réunion, et le nombre de prêtres qu’on a, il faut faire vivre ces temples, ces endroits sacrés. Les interdictions portent sur un certain nombre de jours, par exemple pour la naissance d’un enfant. La femme qui a eu un enfant est considérée comme impure et ne peut entrer dans un lieu sacré. On a essayé d’expliquer que la femme n’est pas impure par rapport au sang ; pour la mort, l’impureté est liée aux épidémies : on était mis en quarantaine autrefois. Ce sont précisément deux points d’interdiction qu’il nous faut revoir aujourd’hui.

Que proposez-vous ?

- Je souhaite qu’on se mette d’accord avec les autorités religieuses locales, et celles de l’Inde. Nous vivons dans une société qui va très vite, avec la mondialisation, l’européanisation de ce pays ; nous vivons deux cultures... au moins : européenne et hindoue. Il faut trouver le juste milieu, pour rester hindou, pratiquer l’hindouisme tout en comprenant l’autre et en vivant dans la société réunionnaise.

Concernant les sacrifices d’animaux, vous êtes à la charnière des évolutions actuelles. Pensez-vous être entendu de tous ?

- En ce qui me concerne, je pense que c’est une pratique ancestrale qui se maintient encore au plus profond de l’Inde et dans différents pays où vivent des Indiens. Donc, il est hors de question d’arrêter les sacrifices d’animaux. Mais il faut les pratiquer dans le cadre de la législation française, en respectant les normes sanitaires. Je suis prêt à suivre le système que nous sommes en train de mettre en place : le bouclage des animaux, etc... C’est important sur le plan sanitaire, économique, social, et aussi pour éviter le vandalisme et le vol des animaux. Comme j’ai l’occasion d’officier dans 5 temples différents et que je suis souvent appelé pour des conférences, je pense être entendu. On va prendre en considération les paramètres que je peux avancer pour vivre en harmonie avec la société réunionnaise. J’ai beaucoup discuté avec M. Julien Ramin. Je lui ai demandé d’organiser une réunion des pusari locaux pour pouvoir faire évoluer un certain nombre de choses. Il y a eu une réunion déjà ; une deuxième se prépare. Je pense que c’est en bonne voie et qu’on pourra trouver un terrain d’entente sur les interdictions et sur les sacrifices d’animaux. Il faut aussi qu’on trouve quelque chose de satisfaisant relativement à notre circulation sur les routes d’aujourd’hui ; les processions de tel (char) sur la route deviennent un peu dangereuses. Nous voudrions aussi ouvrir l’accès de nos temples aux visiteurs étrangers. On est souvent taxés de sorcellerie, alors que notre religion a tout un éventail de règles du bien-vivre.

Etes-vous choqué si l’on dit que l’hindouisme réunionnais est aussi un des atouts touristiques de l’île ? Les gens sont-ils prêts à ouvrir leur koïlou, à les faire visiter ?

- Ça ne me choque pas du tout. D’ailleurs, quand nous allons en Inde, nous y allons pour chercher la prière etc... mais nous savons très bien qu’à un moment, nous sommes aussi un peu des touristes, même dans l’hindouisme. Et aussi parce que nous voulons aller voir les mosquées, les églises catholiques. Je ne pense pas que les temples gérés par une association soient prêts à cette ouverture.
Si nous demandons des subventions à l’Etat pour la construction de tel ouvrage, pour faire venir des artistes, etc... ça ne me choque pas qu’il y ait un retour. Les gens vont mieux nous accepter si nous ouvrons, si nous partageons notre religion, notre culture.

Vous avez évoqué des débats sur ce qu’il faut changer ou non, mais qu’est-ce que les hindous réunionnais veulent garder et qu’est-ce qu’ils sont prêts à changer, et jusqu’où ?

- Il y en a qui commencent à envisager de refaire certains de leurs temples dans un style plus dravidien. C’est ce qu’on voit par exemple à Saint-Denis, rue Maréchal Leclerc. Il y en a au contraire qui veulent garder le temple carré comme on le faisait autrefois. C’était la façon la moins coûteuse, et on ne savait pas faire autrement. Les statues qui sont à l’intérieur, avec la personnalité de chaque divinité, représentent un support visuel ; c’est important de voir la différence de telle divinité par rapport à telle autre dans la taille de la pierre. Auparavant, on n’avait pas ça. On avait un kalou, un galé bord’mèr, auquel on donnait quelques coups de ciseaux. Certains ne veulent pas remplacer cela parce qu’ils disent que c’est aussi un patrimoine qui vient de leurs ancêtres réunionnais.

Vous pensez qu’aujourd’hui, le panthéon hindou est mieux connu à La Réunion ?

- Oui, sûrement. Avec les cérémonies mensuelles (sadurti, kartigaï, parnumi, amavasi...) alors qu’avant, on faisait peut-être 3 cérémonies par an. On y célèbre la naissance de Ganesh (Sadurti), Kartigaï, la fête de Mourouga ; Yegardesi, la fête de Maha Vishnu ; Amavasi, la fête des ancêtres ; Paunemi, la fête de la lune... Autant de fêtes dans lesquelles le panthéon hindou se retrouve mensuellement invoqué. Je pense qu’on va continuer, pour retrouver ce panthéon de la semaine, après, celui du jour.
La vraie difficulté pour les gens qui travaillent, c’est le carême. C’est pour cela qu’il faut lever un certain nombre d’interdictions, pour vivre l’hindouisme tous les jours.

Les gens vous appellent pour des cérémonies familiales qui sont plus fréquentes aujourd’hui qu’auparavant. Que pouvez-vous en dire ?

- C’est vrai et c’est parce que la pratique religieuse est plus répandue. Auparavant, on avait deux religions : le catholicisme et l’hindouisme. De plus en plus, on voit que depuis la naissance jusqu’à la mort, les gens pratiquent l’hindouisme seulement. Il reste encore des gens qui pratiquent ensemble le christianisme et l’hindouisme. Personnellement, je pense qu’il faut choisir. Si on veut approfondir l’hindouisme, c’est plus facile d’assimiler une seule conduite de vie ; on sera plus en harmonie avec soi-même.

Pusari, c’est une référence religieuse et peut-être une autorité. Mais cette référence a changé de statut dans la société réunionnaise depuis 30 ans. Pourquoi... ou comment ?

- Le mot pusari n’était pas très bien vu au départ. Quand on a expliqué ce qu’il signifiait : pu (fleur) ari (celui qui offre à la divinité). C’est le vrai sens de pusari. Depuis qu’il est mieux connu, il est aussi mieux accepté. Aujourd’hui, dans les familles, on nous appelle pour les différentes cérémonies : la naissance, le 16ème jour, la puberté, les fiançailles, le mariage... et d’autres événements encore... jusqu’au décès. Le pusari est celui qu’on appelle pour ces cérémonies.

Quand vous vous êtes marié, vous avez fait un mariage tamoul. Cela ne devait pas être très fréquent à l’époque ?

- Cela commençait. Ce n’était pas fréquent comme aujourd’hui. Chez nous, nous cherchons toujours à faire un mariage comme tous les autres pour être sûrs que les gens qu’on a invités vont venir. Auparavant, c’était facile de trouver un dimanche : il n’y avait pas tant de cérémonies, une ou deux par an peut-être. Aujourd’hui, en consultant notre calendrier, les jours propices... Il y a peut-être 10 dimanches favorables par an, et aujourd’hui, dans ces 10 dimanches, on peut avoir de 5 à 7 mariages tamouls. Cela commence à augmenter. On remarque le taux de fréquentation et, à travers lui, une volonté de pratiquer davantage l’hindouisme.

Combien de pusari y a-t-il à La Réunion ?

- Il y a des pusari qui officient pour le grand public, une vingtaine environ. Et il y a des pusari qui n’officient que pour leur famille. Je ne peux pas vous dire pourquoi.

Sur la double pratique : comment sont accueillis ceux qui maintiennent une double pratique (catholique et hindoue) ?

- Ils sont bien accueillis. Pour vous donner un exemple : au décès, certaines personnes emmènent le corps de leur parent à l’église et le font bénir. Dès le lendemain, ils viennent vers moi pour continuer la cérémonie, jusqu’au 16ème jour, dans l’hindouisme. Je le fais sans problème. Au contraire, si cela se fait comme cela, c’est souvent parce que l’enfant du défunt revient vers l’hindouisme. Si l’enfant revient, cela veut dire qu’il a compris que l’ensemble des cérémonies doivent être faites dans l’hindouisme ; et peut-être qu’il demandera à son enfant de faire son propre enterrement tamoul, sans passer par l’église. Il faut les aider.

On enterre aussi les corps dans l’hindouisme, bien que la crémation soit plus connue. Comment est vécu le mélange des normes, ou des rites, sur ce point ?

- En Inde, il y a des tamouls qui enterrent les corps. Nous disons que le corps est composé de 5 éléments et si on brûle un corps, les 5 éléments reprennent place plus vite dans la nature. Donc, pour nous, c’est plus d’hygiène et c’est mieux. Des fois, nous faisons des enterrements au cimetière et nous faisons aussi la crémation.

La destruction récente du temple d’Harambure a beaucoup marqué la société réunionnaise. Comment avez-vous vécu cet événement ?

- Personnellement, je ne comprends pas qu’on puisse détruire... Pour moi, c’est un monument, ce n’est pas un temple. On parle beaucoup aujourd’hui de sauvegarde du patrimoine réunionnais : pour moi, ce temple fait partie du patrimoine de La Réunion. Il faut savoir que ce temple a été construit par les travailleurs d’usine, de tous les groupes humains - kaf, yab, malbar... Aujourd’hui, toutes ces familles réunionnaises sont touchées par la destruction de ce monument. C’est une atteinte à la mémoire réunionnaise, pas seulement celle des engagés de l’Inde. Il y a encore des familles qui sont attachées à ce patrimoine.

Au terme de cet entretien, quelle invitation voulez-vous lancer ?

- Au nom de l’association du temple Siva-Vishnou-Karli de Saint-Paul, nous invitons la population à célébrer avec nous le Maha Kumba Avishegom, la consécration du temple de Marliemen par 12 prêtres indiens, suppléés par moi-même en tant que pusari. Nous y ferons une marche sur le feu.

Ce temple de Saint-Paul est très ancien. Vous pouvez nous parler de son histoire et nous dire si c’est la première consécration ? Et pourquoi survient-elle maintenant ?

- Le temple a été construit par nos anciens. Il était carré à l’origine. Nous avons voulu le refaire dans la tradition dravidienne, d’après les argama (mesures de construction) ; nous l’avons fait avec un architecte qui était sur place. Le temple qui sera consacré est celui qui est à l’arrière du temple de Mourouga. Il est encore en construction, et 3 Indiens y travaillent.

Pourquoi est-il consacré par des prêtres indiens plutôt que par des pusari Réunionnais ?

- Nous avons opté pour cette consécration pour nos vieux qui ne sont jamais allés en Inde ; nous avons voulu qu’ils voient le talent des gurukal, les formes indiennes des mantra, et une consécration dans la plus grande tradition des argama et des règles des Véda. C’était une occasion de le faire. Cette célébration aura lieu du 25 au 29 avril 2007, juste après le Nouvel An. Et je saisis l’occasion pour souhaiter à tous une bonne et heureuse année.

Propos recueillis par P. David, en collaboration avec Kanal Océan Indien.


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Messages

  • Je suis un malbar de la réunion pratiquant j’ai fait des études .... et travaille à Paris.
    Ce monsieur dit des choses bien, mais dit aussi des choses qu’il ne saurait expliquer. Si je vais en Inde apprendre avec 1 et j’insiste sur le 1 prête, c’est une façon parmi d’autre de faire, autant il y a de prête ou de personnes qui souhaite le faire, autant il y aura de façon de faire. Il veut faire une école pour former plusieurs personnes, mais alors pourquoi son gourou n’a pas formé plus de personne, et juste lui ?
    D’autre part, pour un pousari ayant appris comme il le dit auprès de maître en inde, il oublie la dualité des pratiques Shivaistes, le bien et le mal cohexiste, ainsi une femme après accouchement saigne et ne peut pas se rendre au temple, les divinités fastes seront tout ouie, mais pas autant que les divinités néfastes. Si nos ancêtres nous ont appris cela, c’est tout simplement parce qu’il est préférable de prévenir que de guérir.
    Il faudrait qu’il se pose la question du pourquoi les femmes sont plus assujetties à être frapper par les "bébettes" que les hommes ?
    Concernant les crémations, cela n’a rien à voir avec ce qui se fait à la réunion. En inde le corps est donné au bucher comme une offrande, et le bucher est donné à un "agori", celui ci après le départ de la famille ("gargoulette") se charge de consommer ce qui reste des offrandes au feu. et récupère les cendres pour ces rituels et se passer sur le corps.

    La crémation accélère certes notre diffusion dans la nature, mais il ne sert pas qu’à cela, il servait entre autre à propulser le défunt vers une nouvelle naissance (réincarnation) c’était un luxe des castes supérieurs.
    Hormis la pratique de la crémation, il existait d’autres façon de faire les funérailles : enterrement , immersion dans l’eau , l’exposition à l’air libre de préférence sur un mat en colline , et funérailles par les métaux ( on découpe le mort avec des armes en métal, et les restes sont offerts aux vautours).
    Personne n’a la bonne pratique, c’est les sentiments qui comptent.

  • une seule question combien coute les cérémonies pour un décés ?

  • Le prix pour un enterrement Tamoule est variable selon le Pussari (Prête) qui officie la cérémonie,
    Plus généralement, le Pussari fait ses propres comptes :
    - Prix pour le Pussari,
    - Prix pour la location du pardé,
    - etc.

    Les prix atteignent quand-même au delà des 1000 euros.


Témoignages - 80e année


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